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Comment la droite a enterré Malraux

Non ! Malraux n’entendait pas « stimuler la création. » Ça c'est du Jack Lang!


Comment la droite a enterré Malraux
André Malraux, Turin, Janvier 1959 © Archivi Farabola

André Malraux voulait permettre à tous les Français d’accéder à notre immense patrimoine. Rien de commun avec son lointain successeur Jack Lang qui met sur un même plan Picasso et Koons. Entre ces deux modèles, la droite a choisi. Et trahi l’auteur des Voix du silence.


En ouverture des célébrations du 60e anniversaire du ministère des Affaires culturelles, l’actuel ministre, Franck Riester, écrit : « Si le ministère a beaucoup évolué au cours des années, je veux croire qu’en soixante ans, une continuité s’est installée : ses grandes missions telles qu’elles ont été conçues par André Malraux, enrichies au fil des ans, n’ont jamais été remises en cause. » Et le même de préciser lors d’une communication au conseil des ministres du 24 juillet dernier : « Depuis sa naissance, le ministère de la Culture protège et valorise le patrimoine, stimule la création, promeut la diversité culturelle… »

Ancien collaborateur parlementaire, Jérôme Serri est journaliste littéraire. Il a publié Les Couleurs de la France, avec Michel Pastoureau et Pascal Ory (Hoëbeke), Roland Barthes, le texte et l’image (Éditions Paris-Musées) et participé à la rédaction du Dictionnaire Malraux (CNRS éditions).

Non ! Malraux n’entendait pas « stimuler la création. » Ça, c’est du Jack Lang  ! Malraux voulait favoriser la création « des œuvres de l’art et de l’esprit qui enrichissent notre patrimoine ». Aussi, la première mission que mentionnait son décret était-elle de « permettre l’accès aux œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français ».

C’est une banalité, mais beaucoup semblent l’oublier : aucune création n’est possible si elle n’est adossée à un passé et conquise sur lui. Pas de création sans transmission préalable d’un héritage respecté et aimé. Comme Malraux n’a cessé de le répéter, les moutons de Giotto ne viennent pas des pâturages, mais des toiles de son maître Cimabue. Et Le Greco, partant pour Tolède, emportait Byzance et Venise derrière ses paupières. À la fin de sa vie, Roland Barthes, revenant sur des positions qui devaient beaucoup à l’air du temps, déclarait à son tour : « L’œuvre nouvelle doit être filiale, c’est-à-dire assumer une certaine filiation. » Et il ajoutait : « Il y a des moments où il faut dire avec Verdi : “Tournons-nous vers le passé, ce sera un progrès.” »

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Pour avoir ignoré ce processus créatif, pour en avoir même favorisé le mépris, Jack Lang s’est fourvoyé dans la promotion démagogique du préjugé de la tabula rasa, de la spontanéité, de l’immédiateté. « À 15 ans, j’ai découvert Apollinaire à la bibliothèque de ma ville et j’ai pris feu », confia Georges Brassens au micro du philosophe Philippe Nemo. Combien de pseudocréateurs subventionnés par le ministère se grattent la tête lorsqu’on leur demande ce qu’ils ont aimé au même âge ?

On portera bien sûr à l’actif du ministère Lang un certain nombre de réalisations. Mais ce n’est pas le sujet. N’importe quel ministre de l’Économie aurait pu mettre en place le prix unique du livre. Une aussi louable mesure ne compensera jamais les effets dévastateurs du contresens que le ministre de Mitterrand fit prospérer.

Où Franck Riester a-t-il lu que Malraux voulait également promouvoir la «  diversité culturelle » ? Quelle escroquerie ! C’est du pur Macron ! N’oublions pas que c’est ce dernier qui déclara en février 2017 : « Il n’y a pas de culture française. Il y a une culture en France et elle est diverse. » Et s’il y a une continuité du ministère, comme le prétend Riester, c’est une continuité avec celui de Jack Lang, nullement avec celui d’André Malraux. Car c’est avec le ministre de la Culture de Mitterrand, avec son décret du 10 mai 1982, que la culture a été noyée dans le socioculturel et qu’a été donnée au ministère une nouvelle mission : « Préserver le patrimoine culturel des divers groupes sociaux. »

Lisons les deux décrets :

  • 24 juillet 1959 : « Le ministère chargé des Affaires culturelles a pour mission de rendre accessible les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français  ; d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel, et de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit qui l’enrichissent. » Ce décret est de la main même de Malraux.
  • 10 mai 1982 : « Le ministère chargé de la culture a pour mission : de permettre à tous les Français de cultiver leur capacité d’inventer et de créer, d’exprimer librement leurs talents et de recevoir la formation artistique de leur choix ; de préserver le patrimoine culturel national, régional ou des divers groupes sociaux pour le profit commun de la société tout entière ; de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit et de leur donner la plus vaste audience ; de contribuer au rayonnement de la culture et de l’art français dans le libre dialogue des cultures du monde. »

Lors des cinquante ans du ministère de la Culture, en 2009, l’ancien élève de Roland Barthes, Antoine Compagnon, professeur comme lui au Collège de France, reprocha à Lang et à ses successeurs d’avoir dévalué l’idée même de culture, renonçant ainsi à la « culture cultivée » d’André Malraux : « En cinquante ans, tout a changé et d’abord la notion même de culture, absorbée dans le culturel : “tout est culturel”, comme l’a dit Jack Lang à l’Assemblée nationale dès 1981. » Et Compagnon de préciser : « Chacun appelle culture ce à quoi il occupe ses loisirs, ses RTT ou son RSA. »

Piqué au vif, Jack Lang s’est défendu : « Ce décret fut improvisé et rédigé entre deux portes ; je n’en suis pas particulièrement fier et je ne crois pas d’ailleurs à l’utilité de ces textes. » Effectivement, le pays se serait bien passé d’un tel décret qui ne fut pas inutile, mais nuisible. En installant la confusion, en nivelant les genres, en délégitimant toute hiérarchie de valeurs, en flattant le moindre saltimbanque, en ouvrant grand la porte à l’impuissance et à la puérilité, ce décret rendait impossible tout consensus autour de ce qu’une génération se devait de transmettre à la suivante.

Jack Lang, Shanghai, Juin 2010 © Philippe LOPEZ/AFP
Jack Lang, Shanghai, Juin 2010
© Philippe LOPEZ/AFP

Au printemps 1986, en pleine polémique autour du projet des colonnes de Daniel Buren au Palais-Royal, alors que balbutiait la première cohabitation, le cabinet de la Rue de Valois supprima d’un entretien du nouveau ministre une citation de Malraux faisant allusion aux «  bandes verticales » que Matisse avait peintes sur la tenture de sa célèbre Nature morte aux oranges. Pour quelle raison ? La droite s’était engagée avant les législatives à stopper le projet de Daniel Buren. Comment pourrait-elle se débarrasser des rayures de Buren dès lors que Malraux avait chanté celles de Matisse ? Tétanisée, incertaine d’elle-même, la droite gaulliste avait de toute façon, depuis des années, oublié Malraux. Du reste, elle aurait pu se passer de ce microtraficotage, puisqu’elle donna finalement son feu vert à la poursuite du chantier ouvert par Jack Lang.

C’était un ralliement intégral à sa vision de la culture. Du reste, seize ans plus tard, en 2002, après la réélection de Jacques Chirac à la présidence de la République, la première exposition qu’inaugura le fidèle Jean-Jacques Aillagon, devenu ministre de la Culture, fut celle de l’inévitable Daniel Buren sur les six étages du Centre Georges Pompidou. Et en 2008, c’est le même Aillagon qui organise au château de Versailles l’exposition Jeff Koons, avec notamment ce homard géant en aluminium pendu au plafond du salon de Mars, et dont les pinces doivent hanter désormais, comme dans une vision infernale de Bosch ou de Brueghel, le sommeil de François de Rugy. Les homards du ministre de la Transition écologique sont pourtant de la roupie de sansonnet à côté des millions d’euros offerts à l’ex-mari de la Cicciolina ! On notera d’ailleurs qu’Aillagon, ministre d’un président gaulliste, avait aussi été l’employé de François Pinault, qui vit grimper la valeur de ses Jeff Koons grâce à l’exposition.

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À chaque fois qu’elle aurait pu revendiquer l’héritage d’André Malraux, la droite a choisi l’air du temps, entérinant en toute occasion la dilution de la culture dans le culturel opérée par la gauche. Au lendemain de son élection à la présidence du Sénat, en 2008, il fut proposé à Gérard Larcher de réunir, pour le cinquantenaire du ministère, les meilleures interventions de Malraux à la tribune de la Haute Assemblée. Il ne daigna pas répondre.

En 2011, Jean-Jacques Aillagon quitte la présidence du château de Versailles. Gérard Larcher le congratule, ce qu’il justifie ainsi : « Avec Jeff Koons, il a tout de même dépoussiéré Versailles. » Quel parlementaire gaulliste n’a pas félicité Aillagon pour les crustacés géants ? On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que l’ouvrage collectif dirigé par Larcher en 2012, Le Gaullisme, une solution pour demain, ne contienne pas un mot sur la culture, ni sur notre dette à l’égard de Malraux. À ce stade, l’oubli a le goût amer de la trahison.

En 2012, à la veille des élections présidentielles, Le Figaro demande aux différents candidats qui a été le meilleur ministre de la Culture de la Ve République. François Bayrou et Marine Le Pen répondent : « Incontestablement, André Malraux. » François Hollande s’abstient. Nicolas Sarkozy, bottant en touche, affirme que chaque ministre a apporté sa pierre à l’édifice.

En 2013, un historien d’art (devenu depuis directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales), confondant Robert Poujade, le député-maire gaulliste de Dijon et Pierre Poujade, élu en 1956 sous la même étiquette que Jean-Marie Le Pen, en profite pour lepéniser l’auteur des Voix du silence : il faut préciser que le « bon Poujade » se tient derrière Malraux sur la célèbre photographie du 30 mai 1968. Malraux s’étant politiquement fourvoyé, sa pensée était, selon la doxa de la gauche, nulle et non avenue. Que répliquent les gaullistes ? Bien entendu, rien.

Toujours en 2013, on célèbre le 50e anniversaire de la mort de Braque. Voici ce qu’écrit le commissaire général de l’exposition du Grand Palais : « Son statut d’artiste officiel de la France gaullienne (le premier à bénéficier de son vivant d’une exposition au musée du Louvre qu’il venait de décorer) redoublé par les obsèques célébrées en grande pompe par le ministre de la Culture, André Malraux, lui avait indiscutablement porté ombrage auprès de la génération montante contestataire. » Seule la gauche, en somme, serait légitime pour organiser les obsèques nationales de l’un de nos plus grands peintres ? Aucun extrait de l’éloge funèbre du ministre dans l’anthologie publiée en fin de catalogue  ! Pour notre administration culturelle, que Malraux, ministre du général de Gaulle, ait pu être l’ami de Braque, de Chagall, de Picasso, de Fautrier, de Miró et de tant d’autres est inconcevable. Prévenus, les sénateurs gaullistes gardèrent encore le silence.

Les détracteurs de Malraux (qui ne savent rien de lui), lui prêtent un élitisme poussiéreux, il aurait été le chantre d’une culture réservée à une élite raffinée. Antoine Compagnon lui-même néglige la distinction fondamentale que Malraux établit dans le rapport à la «  culture cultivée  » et sur laquelle sa politique fut fondée. « Sans doute, écrit-il, l’homme cultivé est-il un homme de livres, d’œuvres d’art, un homme lié à des témoignages particuliers du passé. Mais peu importerait qu’il fût l’homme qui connaisse ces témoignages s’il n’était d’abord l’homme qui les aime. La connaissance, c’est l’étude de Rembrandt, de Shakespeare ou de Monteverdi ; la culture, c’est notre émotion devant La Ronde de nuit, la représentation de Macbeth ou l’exécution d’Orfeo. » Dans cette perspective, Malraux distinguait l’université, lieu du savoir, de la maison de la culture, lieu de l’émotion. Les universitaires s’entêtèrent, avec une copieuse mauvaise foi, à voir des menées antidémocratiques dans ce qui était le fondement d’une politique culturelle.

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«  La dernière sonate pour piano de Schubert m’étant revenue hier soir, par surprise, une fois de plus, je me suis dit simplement :“Voilà.” Voilà ce qui tient inexplicablement debout, contre les pires tempêtes, contre l’aspiration du vide ; voilà ce qui mérite, définitivement, d’être aimé : la tendre colonne de feu qui vous conduit, même dans le désert qui semble n’avoir ni limites ni fin. » Ce n’est pas André Malraux qui parle, mais l’un de nos plus émouvants poètes, Philippe Jaccottet, qui a toujours eu en grande estime la pensée d’André Malraux sur l’art et a placé, comme lui, au centre de sa vie et de sa réflexion cette distinction insuffisamment méditée entre connaître et aimer.

Le président Macron et son ministre Franck Riester peuvent continuer d’y aller de leur « diversité culturelle » ; il n’y a plus personne face à eux. Par peur de passer pour rétrogrades, voire réacs, les gaullistes se taisent depuis des années. Ayant emboîté le pas à Jack Lang par lâcheté, ils ne sont en rien les héritiers d’André Malraux. Ils en sont, au même titre que l’insubmersible ministre de Mitterrand, les liquidateurs inconséquents.

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Septembre 2019 - Causeur #71

Article extrait du Magazine Causeur




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Ancien collaborateur parlementaire, Jérôme Serri est journaliste et essayiste. Il a publié Les Couleurs de la France avec Michel Pastoureau et Pascal Ory (éditions Hoëbeke/Gallimard), Roland Barthes, le texte et l'image (éditions Paris Musées), et participé à la rédaction du Dictionnaire André Malraux (éditions du CNRS).

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