André Hardellet pour tous


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Je me suis pris le bec avec un bouquiniste à théories, une race terrifiante de certitudes. Jacques Laurent pestait contre le roman qui endoctrine, moi j’en ai marre des vendeurs qui savent d’avance ce que les clients achèteront ou pas, liront ou pas. Dans ce domaine, je me méfie toujours de ces devins qui, au doigt mouillé comme les sondeurs, font le portrait du lecteur type d’ouvrages anciens par origine sociale, département de naissance et âge du capitaine. Ces compartimenteurs ont raté leur vocation, ils auraient dû travailler à l’INSEE plutôt que dans le livre où règne le mystère le plus total.

C’est justement la beauté du métier, son inconnu, sa part de transgression aussi, ces boutiquiers n’ont pas compris que les livres s’enfilent comme des secondes peaux. Quand on lit, on retire le masque. On est nu. Nos lectures sont le prolongement de nous, on ose dévoiler notre territoire intime, braver notre éducation, fouler d’autres horizons, nous réinventer. Alors bien malin celui qui peut connaître à priori nos envies et encore mieux édicter des règles générales. Les petits gros à moustaches de l’Education Nationale achèteraient majoritairement du Dumas comme on prend des actions Péchiney à la Bourse. Les femmes de quarante ans, divorcées et mères de famille de la région Sud-est seraient tentées par la littérature érotique, Anaïs Nin en tête suivie de Régine Desforges et Catherine Millet. Au grotesque de ces analyses, s’ajoute le mépris pour tous les lecteurs et leurs goûts infinis. Nous ne sommes pas des clients comme les autres. Instables, nous n’entrons dans aucune case. Il n’y a que les professeurs pour penser qu’on lit comme on bachote. On lit pour soi. Quand je suis en chasse, c’est-à-dire en manque de livres, je retourne des étagères, je monte sur de précaires escabeaux, je suis mu par une inébranlable force de persuasion. Je sais que je vais trouver quelque chose, un écrivain de bonne compagnie pour quelques heures comme un vin de soif désaltère. La scène se passe en province durant les ponts de mai. Je finis par dénicher mon auteur du jour après un laborieux travail d’élagage.

C’est un signe du destin car je tombe sur André Hardellet mort l’année de ma naissance. Il y a quarante ans. Haut perché, difficile d’accès, La promenade imaginaire, dans la collection « Roue Libre » du Mercure de France, n’attendait que moi. J’ouvre au hasard et je lis « D’où vient la sourde exaltation qui s’empare de moi, quelquefois, lorsque je marche ? ». Hardellet (1911-1974), insatiable promeneur, poète du temps retrouvé, passe-muraille des terrains vagues, l’homme qui voit la nature, la ville, les femmes par contumace. Son monde réel n’était jamais aussi beau que dans sa tête, il le recréait indéfiniment. J’étais heureux, un bel exemplaire, une édition originale d’août 1974, avec sur la couverture, une gravure de Chansons enfantines, naïve où des souris exécutent une sarabande en narguant trois chats. La perspective de passer un bon moment, livre en main, un dimanche à la campagne. Il a fallu que le commerçant parle, gâche ce moment de plénitude. Leur nature bavarde les dessert, ils ont toujours le mot de trop.

En me rendant la monnaie, le bouquiniste se sent obligé d’ajouter : « Ici, ça ne se vend pas, Hardellet est un écrivain parisien ». « Mais Monsieur, Hardellet se vend partout, à Tourcoing, à Mende ou à Gémenos, si dans votre petite tête, vous pensez qu’en dehors de la Grande Ceinture, il perd de son attrait, vous devriez changer de profession » lui répondis-je. S’en suivirent quelques répliques sur la prétention des acheteurs et la vacuité des vendeurs. Comment peut-on dire qu’Hardellet est d’essence urbaine et ne conviendrait pas à un lecteur de province ? Cet écrivain olfactif et voluptueux a la nostalgie d’un monde parallèle, entre réminiscences de la terre et rêveries vagabondes. Il émeut lorsqu’il décrit la vie des truites, des taupes qu’il entremêle à des souvenirs d’enfance, de soldat, pour un écrivain francilien, on repassera. Ce bouquiniste lourd et lent n’avait vu qu’une facette « visible » de Hardellet, le parolier de Patachou, le compagnonnage avec Brassens, Fallet, le Paris canaille. Mais l’artiste qui s’interroge sur la création : « Écrire est un travail harassant : choisir, combiner les mots pour qu’ils ne s’éventent, ne pourrissent trop vite à la lecture ! Tâche tellement disproportionné à nos forces que l’on se demande comment des hommes lucides ont osé l’entreprendre ». Celui-là lui avait totalement échappé.

André Hardellet, Œuvre 1 et 2, L’Arpenteur.

André Hardellet par Guy Darol, Le Castor Astral.

*Photo : À bout de souffle.



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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