André Franquin est connu des enfants pour son Marsupilami (mammifère chimérique à la plus longue queue préhensile − et répréhensible − du règne animal). André Franquin est connu de tous les amateurs de poésie pour Gaston Lagaffe et les personnages truculents qui gravitent autour du plus fantasque et rêveur des garçons de bureau. André Franquin est connu de tous les esthètes et dépressifs chroniques pour les superbes planches des Idées noires, qui ont presque réinventé (j’exagère à peine) la nuit, la mort, le désespoir, les créatures monstrueuses qui peuplent les cauchemars d’enfants et l’horreur mortifère des paysages urbains. Bref, André Franquin est connu de tous, et pourtant personne ne connaît son visage. Il faut dire qu’il a laissé son œuvre à une époque où il n’existait pas vraiment de « star system » et de « pipolisation » dans le secteur de la bande dessinée – et où Franquin, Uderzo ou Hergé pouvaient prendre le tram sans être harcelés par des hordes de fans.
Miroir avec teint. L’exposition « M’Enfin ! » commence précisément par le visage de Franquin, avec une série piquante d’autoportraits. Quels artistes n’ont pas cédé au vertige de l’autoportrait, de Rembrandt à Kubrick, jeune photographe qui finissait toujours ses rouleaux de pellicule par une photo de lui ? Pas narcissique pour un sou, Franquin a pourtant éparpillé çà et là dans son œuvre des portraits – souvent hilarants – de lui-même.[access capability= »lire_inedits »] Dans une planche de Gaston Lagaffe de 1972, on le voit se retourner, avec surprise et intérêt, sur le derrière de Mademoiselle Jeanne, la petite amie de Gaston, sautillante et quasiment hippie. Sur la couverture de l’album Idées noires, il se représente cafardeux, en train de littéralement broyer du « noir » dans un creuset.
L’harmonie des gaffes. Franquin aimait la musique baroque, le jazz, la pop ; il écoutait France Inter et la station pirate Radio Caroline… « ainsi que les vinyles offerts par sa fille ». Telle est l’entrée en matière à l’univers musical du dessinateur. Le « Gaffophone » – instrument de musique démesuré, fabriqué par Gaston Lagaffe qui produit des vibrations destructrices – est une affaire philosophique… C’est le chant de la terre et de l’espace, même si, comme tous les enfants de Jimi Brassens et de Georges Hendrix, Gaston joue également de la guitare.
Grandeur nature. On a souvent présenté Franquin comme un écolo avant l’heure, un ami des bêtes, un pacifiste bêlant, un baba-cool. (Nous tairons ici qu’il aimait également les autos de sport.) Cet amour tendre de la nature et des animaux éclate dans toute sa production, des bestioles entourant Gaston (le chat, la mouette rieuse, etc.) jusqu’au Marsupilami, qui apparaît dès les années 1950 pour la série Spirou, et que Franquin compare audacieusement à Tarzan, dans une planche des années 1970. C’est dans les pages du Trombone illustré (quelques feuillets glissés chaque semaine au sein du magazine Spirou durant l’année 1977 et présentés comme une burlesque publication « pirate » parasitant le respectable journal destiné à la jeunesse…) qu’a lieu cette rencontre au sommet (de la chaîne alimentaire ?) « Il fallait qu’un jour ces deux prestigieux seigneurs de la jungle se rencontrassent… » Au fil de leurs divers exploits virils, la supériorité du Marsupilami est éclatante : il est le seul à pouvoir rebondir sur sa queue après une chute du haut de la canopée !
Noir, c’est noir. Franquin était dépressif. Il avait l’angoisse de la page blanche, la hantise du gag inachevé. Au tournant des années 1980, il ne voyait plus d’issue aux aventures de Gaston Lagaffe, « héros sans emploi » (ainsi qu’il avait été défini au début de la série) dans un monde en proie au chômage de masse et à la morosité. C’est alors qu’il entreprit la série des Idées noires : chefs-d’œuvre d’une paradoxale fraîcheur et d’une infinie finesse, ces planches réalisées avec la maniaquerie graphique des détails au Rotring et à l’encre de Chine explorent l’absurdité de la vie. On verra notamment l’une des plus célèbres où un solitaire innocent claironne « Qui m’aime me suive ! », et que l’on retrouve, survolé par un charognard…
Mademoiselle Jeanne ou Seccotine ? La première a de grosses lunettes, est « old fashioned », et « habite chez sa mère »… La seconde (issue des aventures de Spirou) est intrépide, espiègle, possède un scooter et une carte de presse. Choisis ton camp, camarade ! C’est le marché que l’exposition nous met en main, dans la dernière salle consacrée aux femmes et aux enfants… Sauf que rien n’est simple dans l’univers de Franquin… Le parcours se termine sur un dessin troublant d’une sublime Jeanne nue sur son lit, regardant – énamourée – un portrait de son Gaston chéri. Un dessin qui n’était certainement pas destiné aux lecteurs de Spirou.[/access]
L’exposition « M’Enfin ! », consacrée à l’art de Franquin, se tient jusqu’au 17 février 2013 au Centre Wallonie-Bruxelles de Paris.
*Photo : saigneurdeguerre.
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