« Je suis l’exemple vivant que la bataille du singulier contre le pluriel n’a pas été gagnée par ce dernier » : c’est en ces termes qu’André Fraigneau concluait un entretien peu de temps avant sa mort. Clandestin capital, André Fraigneau (1905-1991) l’aura été toute sa vie durant, lui qui incarna la figure du dandy littéraire. Très tôt, il avait défini son credo esthétique et éthique : « ne rien devoir à son époque, ne rien solliciter d’elle, parier contre ses goûts et ses fanatismes ». A la lecture de ce programme, comment s’étonner que cet homme secret, qui cessa d’écrire à 55 ans, ait, génération après génération, fasciné nombre d’impétrants en littérature, devenus ses aficionados ?
S’il ne fut jamais le chef d’une école, Fraigneau exerça néanmoins une influence secrète sur une cohorte de cadets, séduits par sa double quête esthétique et mystique, entre jansénisme et dandysme. Voilà ce que le lecteur attentif retient de ses livres : une leçon à la fois de style et de vie. Quiconque lit le Journal profane d’un solitaire, méditation sur Port-Royal ou Le Songe de l’Empereur, portrait de Julien l’Apostat, rejoint ipso facto la conjuration des esprits libres qui font leur ces leitmotive d’André Fraigneau (et de son double littéraire, Guillaume Francoeur) : la chasse au bonheur et la tentation de la grandeur.
Cette amicale conspiration se trouve synthétisée par l’essai que publient les éditions Séguier : André Fraigneau ou l’élégance du phénix témoigne en effet de la présence de cet écrivain pour happy few, qui incarna à la perfection « le gardien d’une ambition raffinée », pour citer Bertrand Galimard Flavigny, le maître d’œuvre du volume. Dans sa préface, Michel Déon évoque ce « coup de foudre de l’amitié » qui les lia à jamais, son aîné Fraigneau et lui-même, et leur commune passion pour l’Italie, qu’ils illustrèrent jadis par un beau livre, Venise que j’aime.
Bertrand Galimard Flavigny cède vite la parole à André Fraigneau lui-même, qui répond à ses questions et ressuscite cinquante ans de vie artistique et littéraire. Avant de choisir la plume, le touche-à-tout Fraigneau hésita entre le crayon et le pinceau. Mélomane averti, cet ami des Six évoque ainsi sa jeunesse parisienne, quand Les Deux Magots étaient la tranquillité même. Saint-Germain-des-Prés un village ». Le jeune homme était alors conseiller littéraire chez Grasset, ou, pour citer ses propres mots, « incitateur ». Recommandé par Cocteau, Fraigneau avait pour mission de rédiger des résumés de moins de deux pages, les seuls que Grasset daignât lire… Il découvrit ainsi Yourcenar, qui tomba amoureuse de lui – un comble : l’amateur de garçons poursuivi par une amatrice de femmes. Par la force des choses, il fréquenta les auteurs de la maison, les fameux 4M, Mauriac, Malraux, Morand et Maurois. Et Carco, Cendrars et Bernanos… et même un certain Maurice Sachs. Il publia ses premiers écrits chez Gallimard, sans douter un seul instant de son avenir littéraire : « Je croyais, je crois à la nuit profonde et aux chemins obscurs de la Providence ». Au fil des pages, apparaissent Barrès et Cocteau, Auric et Salvat, Nimier et Boutang – la fine fleur de l’esprit français.
En octobre 1941, avec la même naïveté d’un Jouhandeau (et pour les mêmes raisons, plus sexuelles que politiques), il commit l’erreur de se rendre à Weimar à l’invitation du fringant lieutenant Heller. Fraigneau paya cette faute par un purgatoire auquel mirent fin, dans les années cinquante, quelques cadets, dont Roger Nimier. Selon le joli mot de l’un de ses résurrecteurs, André Fraigneau a inventé un nouveau temps, « le présent du subjectif », à merveille illustré dans le délicieux recueil publié par Le Dilettante, En bonne compagnie, celle de Cocteau, « mainteneur et novateur » ; Radiguet, « prince de la jeunesse » ; Anna de Noailles et Louise de Vilmorin ; bref, un feu d’artifice et un moment de haute civilisation.
Rien d’académique dans ce tableau d’un monde évanoui ; au contraire, la primauté du cœur, mais un cœur dompté par la raison classique. D’où ces perles de lucidité qui valent toutes les bibliothèques : « La littérature française est une longue suite de préciosités, souvent contradictoires, que coupe à intervalles fixes un cri, le plus nu et le plus humain qui puisse être. C’est un cri de foi, de révolte, d’amour ou de mort. » Ou « L’esprit classique diffère de l’esprit romantique en ceci qu’il s’offre le luxe d’innover dans la tradition ; il ne croit pas utile de feindre l’ignorance ou le mépris pour ce qui a précédé son épanouissement. L’égoïsme ingrat lui paraît une faiblesse, et l’amitié fidèle, le secret de la force et du bonheur. » Qui dit mieux pour définir une posture minoritaire de nos jours où prédominent le soupçon et la déconstruction ?
Bertrand Galimard Flavigny, André Fraigneau ou l’élégance du phénix, Séguier.
André Fraigneau, En bonne compagnie, Le Dilettante.
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