Le philosophe publie Un dictionnaire amoureux d’un Montaigne qui est une invitation à une lecture ouverte et heureuse de l’auteur des Essais…
Ce Dictionnaire amoureux de Montaigne d’André Comte-Sponville est le fruit de plusieurs décennies de fréquentation assidue. Les lecteurs qui connaissent quelque peu Comte-Sponville, auteur du célèbre Petit Traité des grandes vertus, savent que, pour lui, Montaigne est une référence centrale, presque un idéal inaccessible, mais toujours présent. Au début de ce passionnant Dictionnaire amoureux, il expose son projet : « Qu’y a-t-il chez Montaigne, ou entre Montaigne et moi, qui lui donne cette place unique, dans ma vie comme dans ma pensée, et depuis si longtemps ? »
Autant le dire tout de suite, le Montaigne de Comte-Sponville est éminemment subjectif. Et comment pourrait-il en aller autrement, avec un moraliste dont la première leçon qu’il livre à ses lecteurs est de chercher à être eux-mêmes, au plus haut degré possible ? Et certes l’entreprise n’est pas aisée, qui consiste à penser par soi-même.
Le philosophe et l’écrivain
André Comte-Sponville, il le rappelle, est avant tout un philosophe, et c’est en philosophe essentiellement qu’il lit les Essais de Montaigne. Ce faisant, il a évidemment conscience que Montaigne était bien autre chose qu’un professionnel, ou a fortiori un technicien de la philosophie,comme lui. Dans l’article « Philosophie », justement, il cite un passage des Essais dans lequel Montaigne déclare à propos des « discours de la philosophie » qu’ils devraient, dans l’idéal, avoir pour effet « d’égayer et réjouir ceux qui les traitent, non les renfrogner et contrister ». Et Comte-Sponville de conclure que la pensée de Montaigne n’est un « modèle possible » que pour les amateurs. Au fond, c’est ici que quelque chose résiste à Comte-Sponville, dans sa lecture de Montaigne, quelque chose qu’évidemment il parvient à identifier assez bien, et qu’on pourrait exprimer en énonçant que Montaigne, tout en étant philosophe, moraliste, etc., est avant tout un littéraire, c’est-à-dire un écrivain. Voilà qui modifie considérablement la perspective, ce que Comte-Sponville admet avec lucidité : « Disons, écrit-il, qu’il est beaucoup plus écrivain que moi, et pas seulement par le génie, et que je suis peut-être un peu plus philosophe que lui. »
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Dans le même article « Philosophie », Comte-Sponville va jusqu’à écrire que Montaigne n’a jamais cru à la philosophie, même s’il s’est évidemment beaucoup intéressé aux philosophes. Il affirmera simplement, dès le Livre I des Essais, de manière très caractéristique, que « la philosophie est celle qui nous instruit à vivre », ce qui ne signifie pas pour autant qu’il avait adopté telle ou telle doctrine. Nous arrivons là au cœur de la pensée de Montaigne, selon Comte-Sponville. Il est indéniable que le scepticisme a joué un très grand rôle dans la vision de Montaigne. Et Comte-Sponville est ici tout à fait à son affaire, reliant ce scepticisme de base à ce qu’il ne craint pas de nommer un « relativisme » chez Montaigne, bien que ce concept ne fût pas encore en usage à son époque. Le Dictionnaire comporte une entrée importante à « Relativisme ». C’est le fruit de la subjectivité même de Comte-Sponville, qui n’hésite pas ‒ et il a bien entendu raison ‒ à projeter ses propres préoccupations dans la pensée si riche de Montaigne. La fameuse formule « Que sais-je ? », utilisée par Montaigne, exprime un « scepticisme radical… mais modéré », écrit Comte-Sponville : « rien n’est certain, pas même que tout soit incertain ». Ici, Comte-Sponville semble rejoindre complètement Montaigne.
Le rejet de tout dogmatisme
Ce point est effectivement crucial, en ce qu’il montre que Montaigne est un esprit antidogmatique. Comte-Sponville reprend à son compte des analyses assez proches de Lévi-Strauss, tirées de son ouvrage Histoire de Lynx. Avec Montaigne, au fond, la pensée se libère ‒ n’oublions pas que nous sommes en pleine Renaissance. Comte-Sponville souligne surtout que ce rejet de tout dogmatisme ne fait pas par contrecoup de Montaigne un nihiliste (encore un terme moderne qui n’existait pas du vivant de Montaigne, mais sa pensée sait parler à notre temps de crise idéologique) : « renoncer à l’absolu, c’est-à-dire au dogmatisme, nous explique Comte-Sponville, ce n’est renoncer ni à la connaissance ni à la morale ». Montaigne reconnaît l’existence de valeurs, dans une société donnée, même si elles sont fuyantes et fugaces. Comte-Sponville revient sur ces idées dans plusieurs articles de son Dictionnaire (« Morale », « Sagesse » ou encore « Raison »), et son commentaire sur ce thème fondamental m’a paru spécialement bon et constructif. On sent que c’est quelque chose qui lui tient particulièrement à cœur.
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Pour ce qui est de la religion, Comte-Sponville, qui se définit comme athée, a davantage de mal avec Montaigne. La position de celui-ci est certes complexe à cerner, mais Comte-Sponville doit cependant l’admettre, même du bout des lèvres : « Le fait est que Montaigne se dit catholique. » Cela ne plaît pas vraiment à notre philosophe, qui trace une sorte de trait sur le plus gros chapitre des Essais, l’« Apologie de Raimond Sebond ». C’est pourtant un texte à mes yeux essentiel, que les commentateurs de Montaigne (y compris Comte-Sponville lui-même !) citent à foison. Montaigne y exprime entre autres sa conception personnelle de la religion, qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de « fidéiste », terme qu’explique ainsi Montaigne lui-même : « C’est la foi seule [et non la raison] qui embrasse vivement et certainement les hauts mystères de notre Religion. » Comte-Sponville a beau jeu de nous rappeler que, à l’époque de Montaigne, il aurait été dangereux de s’avouer athée, et qu’en conséquence l’auteur des Essais aurait dissimulé sa véritable position sur sa croyance religieuse. Je suis un peu étonné d’un tel procès d’intention, trop systématique, me semble-t-il, surtout lorsqu’on connaît la liberté avec laquelle Montaigne, finalement, a traité les questions les plus sensibles. Je crois qu’il faut accorder aux phrases de Montaigne une bonne dose de sincérité ‒ comme fait, par exemple, un autre grand commentateur de Montaigne, Jean Starobinski, dans son remarquable Montaigne en mouvement.
Une lecture ouverte
Malgré cette petite réserve, je dois dire que ce qui m’enthousiasme le plus, chez André Comte-Sponville, c’est cet art qu’il a d’ouvrir son propos, ne serait-ce qu’en faisant des allusions multiples à d’autres spécialistes de Montaigne, même si leur lecture diffère de la sienne. Il rend ainsi un bel hommage à Marcel Conche, tout en reconnaissant qu’ils n’ont pas « le même Montaigne ». On appréciera aussi, dans ce Dictionnaire amoureux, comment Comte-Sponville propose d’autres cheminements possibles et plus rares vers Montaigne, par exemple en soulignant les affinités qu’on peut lui découvrir avec la pensée chinoise (cet article « Chine » m’a particulièrement intéressé). Bref, il n’en fallait pas tant pour nous démontrer que Montaigne reste aujourd’hui un auteur qu’il faut lire et relire. Ce livre de Comte-Sponville pourrait attiser cette passion pour les Essais, qui ont encore de si admirables choses à nous enseigner, tant leur lecture est inépuisable.
André Comte-Sponville, Dictionnaire amoureux de Montaigne. Éd. Plon.
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