Dans son dernier roman, Ananda Devi plonge dans le chaos des hommes…
Les romans d’Ananda Devi retiennent souvent l’attention pour leurs histoires cruelles, qui mettent aux prises des êtres humains jamais réconciliés avec leur condition. Ses contes sont à l’image de son île natale, une terre sauvage peuplée de dieux difficiles à apprivoiser. Pour ainsi dire, un univers « chamane », qui fait éclater la violence des hommes, possédés par des forces hostiles dont ils ne parviennent pas à se libérer. Ananda Devi est aussi ethnologue, et de là vient probablement son goût pour l’exploration des phases de paroxysme collectives au cours desquelles un sacrifice a lieu.
La révolte d’une femme
Dans Le Jour des caméléons, tout commence, comme souvent chez la romancière, par la révolte d’une femme contre sa condition d’épouse, vouée à la servitude et à l’ennui. Mariée à un juge, Nandini se sent particulièrement « négligeable ». Ananda Devi ne lésine pas sur les détails surabondants pour décrire ce qu’elle ressent. Nandini, sous sa plume, « a l’impression d’une vie gaspillée, plus que perdue, égarée entre deux chemins morts. Mais n’est-ce pas ainsi pour toutes les femmes, passé la cinquantaine, mariées et sans avenir ? » Nandini décide de quitter le domicile conjugal et de partir à l’aventure. Elle croit ainsi se libérer définitivement de son implacable destin, mais c’est bien sûr un faux calcul. Car elle va se retrouver confrontée à la réalité brute de la vie, et, qui plus est, dans un coin maudit du monde objet des pires dévoiements, selon la romancière.
La rédemption, le rachat
Il y a dans ce roman comme deux pôles narratifs, qui se rejoignent pour se nouer. D’abord celui incarné par Nandini, comme nous venons de le voir, Nandini qui, au cours de sa fuite, entre en contact avec un milieu qui aurait dû lui rester à jamais étranger : celui d’un chef de bande nommé Zigzig, enfant martyr et meurtrier de son père. Zigzig a, nous dit la romancière, avec ce style volontiers emphatique qui la caractérise, « appris à faire de sa souffrance une chose broyée dans sa gueule, rat ou couleuvre, qu’il écrase sans pitié, avec un bruit d’os et de chair, avant qu’elle puisse le bouffer ». Zigzig est « dépourvu de sentiments humains », ajoute-t-elle. Et pourtant, une rédemption a lieu, que nous décrit Ananda Devi de manière abrupte mais fascinante : « une sorte de fondation d’amour, terriblement humaine, et qui résiste à tout ». En d’autres termes encore, « un revirement de la personnalité, une psychose carabinée » qui atteint Zigzig de plein fouet. Son apothéose coïncide avec l’invasion des caméléons sur l’île, un mauvais présage. Zigzig, « messie lépreux », bouc émissaire rattrapé et immolé, vient ponctuer la crise générale, mais sans la résoudre définitivement néanmoins, car les temps ne seront plus jamais propices à la paix. La guerre et la dévastation continuent, à l’image de la nature saccagée et polluée par les habitants. De celle-ci, observe Ananda Devi, « ne restera plus qu’un petit rocher, un caillou craché par la gueule d’un volcan sur une grande, grande eau moirée, une île telle qu’elle fut à sa naissance ».
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Le nihilisme contemporain
Le Jour des caméléons est peut-être un roman philosophique, qui interrogerait la solitude fatale de l’homme privé de Dieu. Ananda Devi tente d’aller jusqu’au bout de cette description du nihilisme contemporain. Son roman est bâti sur ce constat classique, rappelant La Peste de Camus, d’un non-sens généralisé qui devient terrifiant. Dans ce chaos instauré par la folie des hommes, rien ne permet à l’être humain de se racheter, comme le comprend Zigzig, sinon la compassion qu’il éprouve pour une petite fille innocente, Sara. L’amour envers le plus faible est la seule issue au malheur universel qui touche alors les hommes.
En lisant ce roman, j’ai pensé à l’essai de Giorgio Agamben, La Communauté qui vient, sorti en 1990. Cet éternel débat sur notre civilisation en crise, Agamben essayait d’en faire l’inventaire métaphysique, relevant patiemment divers traits significatifs qui pourraient expliquer en quoi l’homme est dorénavant renvoyé à son anonymat essentiel. Le prière d’insérer de cet ouvrage indiquait cependant que « l’être qui vient » serait « objet propre de l’amour ». Et certes, si cela se vérifiait, on assisterait sans conteste, malgré le désastre programmé, à un réflexe de survie ultime et très inattendu, auquel Ananda Devi ne croit pas vraiment.
Ananda Devi, Le Jour des caméléons. Éd. Grasset.
Giogio Agamben, La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque. Traduit de l’italien par Marilène Raiola. Éd. Du Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 1990.
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