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L’An 01 a quarante ans. Et toutes ses dents


L’An 01 a quarante ans. Et toutes ses dents

an gebe doillon

Fatalité, colère, résignation : qui n’éprouve pas aujourd’hui, en France et en Europe, un de ces sentiments et parfois les trois, quand il regarde la situation sociale, économique, politique ?  Le plus dur à vivre est sans doute l’absence de perspective et d’alternative. Il n’y a pas, nous dit l’Eglise catholique, de plus grand péché que celui commis contre l’Espérance. Mais comment en vouloir aux Européens de ne plus espérer ? On n’a pas besoin de statistiques sur le suicide, la toxicomanie, la délinquance pour sentir ce nihilisme latent qui oscille entre l’aquoibonisme égoïste, le repli identitaire et la dépression nerveuse.
C’est pour cela que je recommanderai, histoire de respirer un peu, de commémorer les quarante ans du film l’An 01, sorti en salle le 22 février 1973, en se procurant le dévédé édité par MK2. L’An 01 est adapté d’une bande dessinée de Gébé qui en fit un film avec l’aide de Jacques Doillon pour l’essentiel mais aussi de Jean Rouch et Alain Resnais.  Que raconte le film et en quoi peut-il faire du bien, c’est-à-dire nous purger de ces passions tristes dont Spinoza disait qu’elles empêchent d’agir ?
L’An 01 raconte comment, un beau matin (et non un grand soir…), l’humanité est prise du sentiment profond de l’absurdité de sa condition dans une société de consommation qui était pourtant encore au mieux de sa forme à l’époque. Le film est une succession de sketchs joyeux et foutraques avec comme seule solution de continuité cet irrésistible et pacifique triomphe de L’An 01.
Au début, on voit un Gérard Depardieu jeune et mince, dans une gare de banlieue. Il ne prend plus son train depuis plusieurs matins et s’aperçoit qu’un autre quidam fait de même. La conversation démarre assez vite sur l’absurdité d’une vie perdue à la gagner ou, comme on dirait en 2013, perdue à très mal la gagner, dans l’angoisse de la précarité : « On devrait leur dire, ça, qu’on est trop grands pour prendre des gifles et des coups de pieds au cul. » Ensuite, les choses s’enchaînent très vite. Un programme que l’on trouve aussi bien dans les gâteaux d’un salon de thé pour les vieilles dames que lors de piratages télévisuels annonce : « On nous dit le bonheur, c’est le progrès, faites un pas en avant et c’est le progrès. C’est le progrès mais c’est jamais le bonheur. Alors si on faisait un pas de côté ? »
L’utopie rigolarde de L’An 01 est dans cette idée du « pas de côté ». Le film sous-entend qu’il y a assez peu de chance de renverser de manière révolutionnaire et frontale une société capitaliste persuadée de son excellence et qui a les moyens technologiques d’en persuader les masses. Dans le film, qui fait apparaître la fine fleur de la culture contestataire de l’époque : François Béranger, Higelin, Cabu, Choron, Romain Bouteille (le film avait été en partie financé par les lecteurs de Charlie Hebdo), à l’idée « du pas de côté » succède vite un autre slogan « On arrête tout, on réfléchit ». Le bon sens change de camp et notre monde apparaît dans toute son absurdité et celui qui vient, dans une innocence rieuse qui n’empêche pas de régler les difficultés concrètes.
Le pouvoir, invisible, réagit à peine. Il n’a pas d’opposition constituée en face de lui, quelque chose d’autre se reconstruit malgré lui et à côté de lui dans la bonne humeur : « Il n’y a personne, il y a tout le monde, on ne sait pas, ça prend comme une mayonnaise » répond un conseiller quand un ministre inquiet demande qu’on arrête les meneurs. Une ultime tentative ratée de récupération par des publicitaires et voilà la société de l’An 01 qui s’installe tranquillement, apprend à se passer des voitures, des télés, des usines. On réinvente l’amour, la poésie, on a des doutes, tout de même : « Ça marche pas si mal un briquet, je me demande si on fait pas une connerie ! »
On aurait envie de dire au personnage qui prononce cette réplique que non, il ne fait pas une connerie. Et que tout le côté « daté » du film, son éloge de l’amour libre, son écologisme radical, sa vision rousseauiste de la propriété comme source de tous nos malheurs n’empêchent pas non plus, quand on compare cette utopie quadragénaire à notre présent désespérant, de se dire qu’il serait peut-être temps  de « faire un pas de côté », d’« arrêter tout et de réfléchir ».



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