Amor de Dominique Forma est un roman noir profondément moral. L’adjectif pourra surprendre puisque son sujet apparent est le triolisme, ou comme disaient nos grands-mères et disent encore les Anglais en français dans le texte, « un ménage à trois ». Il y a Maximilien, il est professeur d’économie à l’ENS de Cachan. Maximilien a la quarantaine relativement entretenue, de vagues idées de centre-gauche et tient un blog un peu suivi par les spécialistes sur les nécessaires réformes qu’il faudrait entreprendre pour flexibiliser le marché du travail tout en restant social. Il ne comprend pas, avec un tel profil, qu’il ne soit pas plus connu et qu’on ne lui demande pas son avis dans les talk shows des chaînes infos. Il y a Camille, sa femme. Elle a l’air très heureuse, elle est directrice des affaires culturelles de Saint-Fargeau-Ponthierry, une jolie banlieue en bord de Seine pour les classes moyennes supérieures. Elle a un projet humaniste et généreux de coopération avec le Mali. À Saint-Fargeau, où le couple vit avec un fils de neuf ans, la vie est douce et ennuyeuse. Au début d’Amor, la petite famille est en vacances dans l’arrière-pays, sur la Côte d’Azur. Maximilien et Camille ont une sexualité harmonieuse qu’ils savent pimenter pour ne pas fatiguer le quotidien en inventant des scénarios de pornos soft. Chacun fait ce qu’il veut, après tout, et en plus, ils s’aiment.
Puis il y a la rencontre avec Viviane. Viviane est une marginale. Un petit tanagra de vingt ans et des poussières qui vit de la vente à la sauvette d’objets rapportés d’un voyage en Inde. Quand Maximilien, -on ne se refait pas-, défend Camille contre de petits caïds qui veulent garder leur monopole sur les plages, elle tombe littéralement amoureuse du couple qui, presque naturellement, l’invite dans le lit conjugal où tout se passe très bien. Dominique Forma nous décrit leurs ébats avec précision et délicatesse. On se dit que ça ne pourra pas tourner mal, une telle harmonie.
C’est compter sans Alain Delgado, grand économiste médiatique, conseiller des Princes et chouchous des plateaux télés qui s’intéresse soudain à Maximilien et voudrait en faire le candidat aux élections municipales de Saint-Fargeau. Viviane devient soudain gênante et elle est virée du couple sans trop de ménagements. La machine infernale est en place et la peinture sans concession, discrètement ironique d’une certaine bonne conscience sociale-libérale va virer à la tragédie. On laissera découvrir comment au lecteur. Qu’il sache juste que Dominique Forma est aussi à l’aise pour décrire les arcanes d’une campagne électorale que la faune des Puces de Clignancourt et son marché Malik. Qu’il rend à merveille la manière dont des milieux sociaux se côtoient sans plus jamais se croiser sauf pour se heurter dans une forme de lutte des classes qui passe par la sexualité, entre autres. Mais une lutte des classes sans conscience, ce qui la rend encore plus sournoisement violente.
Si Amor est une parfaite réussite sur la France des années 2010, sur la fausse émancipation de sa bourgeoisie « progressiste », sur ses marges oubliées qui se débattent dans une économie de survie, sur les démons noirs qui rôdent dans les sexualités prétendument affranchies et les discours politiques prétendument modernes, c’est qu’il ne démontre pas. Aucun catéchisme chez cette auteur qui manie l’« understatement » comme d’autres manient une arme de précision: « Observant les vendeurs amorphes, venus du Soudan, du Lesotho et d’ailleurs, Maximilien pensa aux dégâts causés par les puissances européennes durant le vingtième siècle. Il se sentait un peu coupable, comme tous les néosocialistes, l’instant d’après il effaça cette idée, il avait la gorge sèche, il faisait soif. »
Amor de Dominique Forma (Rivages/Thriller)
*Photo : Pixabay.
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