1. UNE CURE DE MÉLANCOLIE
Je ne dirai pas que se plonger dans le Journal de mon cher Henri-Frédéric Amiel est un bain de jouvence, mais j’y reviens toujours avec une certaine délectation, surtout durant mes étés lausannois. Lui-même n’est pas bien loin. Il villégiature durant une dizaine de jours à Chernex, au-dessus de Montreux. Lui aussi, donc, tient son journal. Lui aussi a pour principaux soucis les femmes et sa santé. Dans un mois, il aura 50 ans. Il est toujours célibataire – et il le restera jusqu’à sa mort dix ans plus tard. Il n’a connu, au sens biblique du terme, qu’une femme – Marie Favre, qu’il surnomme « Philine ». C’est d’ailleurs un des plaisirs de cet éternel maniaque que d’affubler les femmes qu’il observe ou qu’il convoite de surnoms étranges ou ridicules. À Chernex, par exemple, il passe une large part de son temps avec Seriosa – Fanny Mercier –, une institutrice dont la laideur et l’insignifiance exercent sur lui une étrange fascination. Il aime l’amour qu’elle lui porte et lui lèguera son Journal.[access capability= »lire_inedits »] Elle veillera sur lui jusqu’à sa mort et éditera – avec l’aide d’Edmond Schérer – des fragments, fragments qui miraculeusement vaudront à l’obscur professeur genevois une notoriété internationale. Il inaugure la rencontre jusqu’alors clandestine d’un homme et d’un genre : le journal intime. Près de vingt mille pages, tantôt geignardes, tantôt philosophiques, assureront sa gloire posthume.
2. UN EXEMPLE DE FATUITÉ MASCULINE
Mais revenons à Chernex où Henri-Frédéric joue les jolis cœurs. Don Juan en terre vaudoise, il n’est pas loin de se voir en Jupiter sur l’Olympe en butte aux désirs de créatures qui n’aspirent qu’à le séduire. Daniel Maggetti, qui a suivi de près le professeur Amiel durant une dizaine de jours à Chernex1, se moque affectueusement de lui, comme il pourrait le faire aujourd’hui avec Gabriel Matzneff, qui, lui aussi, en dépit de ses dénégations, a fini par s’identifier au Christ.
Il serait dommage de ne pas citer ici comme exemple de fatuité masculine ces quelques lignes en date du 3 septembre 1871 : « Quelle situation extraordinaire que la mienne. Ici, à une demi-heure de distance, sont deux personnes que je puis faire fondre en larmes par un regard indifférent. Et, à l’autre bout du lac, il en est deux autres qu’un mot froid de ma part peut empêcher de dormir. Sans le vouloir, sans l’avoir cherché, je suis un peu l’arbitre de leur bonheur, le maître de leur repos, l’objet de leurs pensées. Je comprends pourquoi l’on fait de moi un homme dangereux. »
Mais son corps est là pour rappeler à Henri-Frédéric qu’on ne joue pas impunément avec les cœurs. La nuit, il dort peu ou mal. Sa toux le tourmente. C’est un vampire qui suce sa vitalité. Il ne cesse de se débattre contre l’inévitable délabrement de sa carcasse. La guérison n’est qu’un espoir chimérique, le silence des organes un vœu pieux, la grande santé un idéal inaccessible. Il n’est, se plaint-il, et il ne sera jamais qu’un souffreteux, un valétudinaire, un être dont la voix, au fil des années, devient inaudible tant elle est terne et éraillée. D’ailleurs, et il y revient sans cesse dans son Journal, il n’a jamais trouvé ni sa voix, ni sa voie. Sans doute est-ce la condition indispensable pour devenir un écrivain de l’envergure de Kafka, de Pessoa ou de Proust. On n’écrit jamais mieux que lorsqu’on étouffe.
3. LA HAINE DE SOI COMME MOTIF LITTÉRAIRE
Dans l’excellente Histoire de la littérature suisse-romande, publiée sous la direction de Roger Francillon aux éditions Zoé, je lis cette réflexion sur Amiel, si pertinente : « Amiel éclaire le dix-neuvième siècle de ses noirceurs circonspectes. » Il pique notre curiosité par la haine qu’il se porte et par un pessimisme qui oscille toujours entre une paresse insurmontable et un orgueil qui ne l’est pas moins. Par ailleurs, contrairement à l’image que l’on se fait de l’austère professeur genevois, nul n’était plus enjoué, plus farceur, plus espiègle que lui dans la vie sociale. Il y a bien un cas Amiel qu’il faudra bien un jour que j’approfondisse, puisqu’avec Rousseau et Benjamin Constant il incarne cette littérature suisse romande qui constitue une part de mon être, l’autre étant située à Vienne.
Aussi loin que remontent mes souvenirs, je vois dans le salon familial mon père lisant Amiel et ma mère, viennoise d’origine, passant de Schnitzler à Thomas Bernhard avec délectation. Elle mourra d’ailleurs le jour où elle venait d’achever la lecture d’Extinction.
4. SUIS-JE BIEN SÛR D’ÊTRE UN HOMME ?
À ceux qui doutent du génie déployé dans cet effort constant d’Amiel pour parvenir à atteindre le noyau de son être, je lis volontiers ces quelques lignes introspectives tirées de son Journal. Elles donnent l’image la plus fidèle d’un homme à la recherche de son Moi et de sa déroute finale. Si j’étais professeur de morale – et, Dieu merci, je ne le suis pas –, la conclusion à laquelle il aboutit serait le socle de mon enseignement. Voici donc le portrait qu’Amiel trace de lui-même, portrait qui n’aurait pas déplu à Montaigne, ni à Pascal, et qui, pour la qualité du style et la profondeur de la pensée, ne démérite en rien.
« Je suis un nouveau-né perpétuel qui ne parvient pas à s’ossifier dans un moule définitif. Je suis un esprit qui n’a pas épousé un corps, une patrie, un préjugé, une vocation, un sexe, un genre. Suis-je seulement bien sûr d’être un homme ? Il me semble si aisé d’être autre chose que ce choix me paraît arbitraire. Je ne saurais prendre au sérieux une structure toute fortuite dont la valeur est purement relative. »[/access]
*Image : wikicommons.
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