Notre ami Roland Jaccard publie Les Derniers Jours d’Henri-Frédéric Amiel, un roman élégant et mélancolique sur la figure méconnue d’Henri-Frédéric Amiel (1821-1881), qu’il fait parler sur son lit de mort. Ce professeur de philosophie à l’université de Genève est entré dans la postérité comme l’auteur d’un monstrueux journal intime qui a inspiré Pessoa, Tolstoï ou Cioran.
Notre cher Roland Jaccard est décidément un bien étrange nihiliste, lui qui a si souvent écrit sur l’inconvénient d’être né : il a le goût de la transmission. Ne lui dites pas, cela pourrait achever de le désespérer. Sinon, comment expliquer qu’il ait consacré un roman élégant et mélancolique à la figure méconnue d’Henri-Frédéric Amiel (1821-1881) qui passa l’essentiel de sa vie, célibataire, à enseigner la philosophie à l’université de Genève. Amiel est surtout l’auteur d’un véritable monstre littéraire, un journal intime de 17 000 pages dont la découverte posthume a fait de lui la référence d’écrivains aussi divers que Pessoa, Tolstoï, Anaïs Nin ou Cioran, le maître et ami de Roland.
« Faut-il que les femmes deviennent folles pour que nous les comprenions vraiment ? »
Dans Les Derniers Jours d’Henri Frédéric Amiel, Roland fait parler notre diariste suisse sur son lit de mort : « S’il fallait une preuve supplémentaire de la gravité de mon état, ce sont les gâteries qui m’arrivent de tous les côtés. On ne dorlote que les mourants. » Amiel a écrit sur lui-même de manière monomaniaque en oubliant de vivre. C’est ennuyeux, on a forcément l’impression d’avoir raté quelque chose, mais quoi ? Les femmes ? Parlons-en, des femmes : « Faut-il que les femmes deviennent folles pour que nous les comprenions vraiment ? » se demande Amiel, qui aura pourtant passé son existence à les séduire et à ne jamais consommer, ou presque. Il a un rapport pour le moins ambigu au « triangle sacré » comme il nomme le sexe féminin dans lequel il voit la forme d’une tête de mort : fascination et dégoût, mais pas à cause d’une homosexualité latente. Plutôt d’une impuissance créée par cette obscénité qui consisterait à donner la vie dans ce monde-là. C’est Éros et Thanatos avant Freud, mais avec Thanatos qui gagne le match de l’Inconscient, cet inconscient dont on trouve la première mention, au sens que lui donnera la psychanalyse, dans le Journal d’Amiel.
On comprend ce qui a pu plaire à Roland, qui raconte à un train d’enfer la jeunesse d’un Amiel qui parcourt l’Europe du xixe siècle, de Berlin, à Paris : exaltation intellectuelle et géographique pour mieux fuir quelques traumatismes fondateurs. Le père de Roland, comme celui d’Amiel, s’est suicidé. Amiel aurait pu oublier avec sa cousine Cécile, surdouée sensible de 15 ans, mais elle aussi se suicide. Il est poursuivi toute sa vie par ce fantôme d’amour : toutes les autres femmes le désespèrent parce qu’elles vieillissent et que disparaît avec l’âge une certaine aptitude à l’enchantement propre aux adolescentes. Or, seul cet enchantement pourrait justifier le monde qu’Amiel voit toujours comme une antichambre de la mort. Roland imagine que vers 40 ans, il rencontre une certaine Marie lors de ses conférences. Cette jeune veuve, douce et érudite, doit avoir de surcroît de belles cuisses puisqu’elle est de Lausanne et que selon un dicton local, Lausanne et ses collines musclent vite les jolies marcheuses. Marie donne tout, elle prépare même des tisanes, c’est dire. Égotiste désabusé, qui a attrapé le virus Schopenhauer pendant ses études, Amiel refuse encore une fois ce qu’on lui donne.
Complaisant et sincère, capable de s’extasier sur une silhouette féminine qui se déshabille derrière une fenêtre parisienne, mais pour mieux y voir un futur cadavre, Amiel ne se réconcilie avec lui-même que dans l’écriture. Certains trouveront que c’est cher payé, même pour 17 000 pages de Journal. D’autres, comme Roland, que c’est un prix justifié avant que tout ne s’obscurcisse.
Roland Jaccard, Les Derniers Jours d’Henri-Frédéric Amiel, Serge Safran éditeur, 2018.
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