Il est impossible, en lisant le dernier livre de François Cérésa, Mon ami, cet inconnu, de ne pas penser au Feu Follet de Drieu et à ses codicilles couleur de ténèbres, L’adieu à Gonzague et La valise vide. Le tombeau pour l’ami suicidé est toujours un exercice délicat. Il faut savoir trouver un équilibre précaire entre les larmes retenues et le sourire crispé, la colère qui pointe derrière la nostalgie et la culpabilité de n’avoir pas su comprendre à temps. Le seul moyen est dans l’élégance. Celle de Cérésa est à la fois brutale et sensible, servie par un style un peu voyou de castagneur habitué aux fins de nuit arrosées où l’aube, à défaut d’arriver comme une rédemption, permettra au moins de continuer un jour de plus.
L’ami de Cérésa s’appelait Nanard. Nanard n’a pas triché avec le suicide contrairement à d’autres que l’auteur ne porte pas dans son cœur : « Je hais les désespérés qui meurent dans leur lit. Je hais les pessimistes qui vous assomment avec leur cynisme, leur Cioran, leur nihilisme. Toi, tu étais l’optimisme. L’optimisme inquiet, sombre, agité, qui ne tenait pas en place. Mais l’optimisme, le vrai. L’optimisme sans espoir. Celui qui n’emmerde personne avec ses aigreurs. Celui qui finit par franchir le pas. » Ce fut le cas pour Nanard. À 59 ans, il a tiré sa révérence volontairement, avec une corde.
Pour saisir la silhouette de Nanard, il faut remonter aux années 70, cette décennie qui ressemble de plus en plus pour ceux qui l’ont connue à une Atlantide dont les seuls souvenirs sont ceux des filles qui ont vieilli et des bistrots qui ont disparu. Une Atlantide confondant ses frontières avec un Saint-Germain-des-Prés qui brûlait ses derniers feux avant la mise aux normes spectaculaire-marchande : « On adorait ce quartier. Son église mérovingienne où sont enfermées les dalles funéraires de Descartes et Boileau, ses concerts de musique sacrée, son parfum de truffe noire. Seulement voilà : le drugstore, les Assassins, le père Petrov, le Twickenham, chez Dédé, les Saint-Pères ont fermé boutique. Saint-Germain des Prés est devenu Saint-Germain-des-Pieds. On avait en horreur la fripe. La fripe nous a taillés un costard. »
Nanard, Cérésa en dresse un portrait sans concession. C’est la rançon d’une sincérité écorchée par la mélancolie, cet autre nom du temps qui passe. Nanard, c’était des cils de jeunes filles et des manières de soudard, une propension à piquer les petites amies des copains et à vieillir à l’envers entre cent métiers différents, des histoires d’amours ratées, des plans tirés sur la comète des illusions perdues : « On est inconscient à vingt ans, toi tu l’es devenu en vieillissant ».
Il faut croire que Nanard était le seul à être vraiment sain d’esprit dans un monde malade puisque pour faire semblant d’y vivre, il lui a fallu tenir avec l’alcool à haute dose et la chimie anxiolytique, le Médoc et les médocs. Pourtant, les choses étaient bien parties, sous le signe du cinéma de Losey et des westerns italiens, de Nerval et du « Pénitencier » joué à guitare. Il faut croire, aussi, que cela ne suffisait pas.
Le pire, c’est qu’un ami suicidé est miroir impitoyable pour soi et pour l’époque. Cérésa ne se rate pas non plus : il parle de son cancer, de ses lâchetés, de ses indifférences sans pathos mais sans pitié. Après tout, lui a choisi de continuer dans ce monde-là où si l’on a pu discuter avec Blondin, Nucera, Boudard ou Jacques Laurent, où s’il y a eu des étés à l’Ile de Ré qui ressemblaient à un film de Michel Lang, il faut désormais se fader un réel qui se paume dans le virtuel avec pour contemporains « ces geeks, nerds et nolife qui carburent au Net pour tirer leur crampe. »
Mais quand on a terminé Mon ami, cet inconnu, on se dit tout de même qu’il fait bien de continuer, Cérésa. Sinon, la littérature y perdrait et la littérature, c’est tout ce qui nous reste, au bout du compte.
*Photo: SIMMONS BEN/SIPA.00151178_000148
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