American franc-tireur


American franc-tireur

eastwood american sniper

Sorti à Noël, American  sniper a fait un  tabac aux Etats-Unis – 250 millions de dollars de recettes en un mois, pour un budget de 60 millions, et six nominations aux Oscars, dont celles du meilleur film, du meilleur réalisateur et du meilleur acteur pour Bradley Cooper, qui campe le personnage principal, Chris Kyle. Il a fait aussi grincer des dents et couler beaucoup d’encre. Le film serait une apologie de la guerre. Un exercice de propagande raciste anti-arabe et antimusulman, où les Irakiens apparaissent barbares et cruels.

Il est surprenant que Clint Eastwood soit adulé en France. Ses films sont régulièrement encensés dans les Cahiers du Cinéma, Jean Luc Godard lui a dédié son  Détective  en 1984.  Eastwood a été  décoré par Jack Lang en 1985, Jacques  Chirac en 2007 et Nicolas Sarkozy en 2009. Cette faveur tient à deux malentendus, artistique et politique. D’abord, Clint Eastwood ne fait pas des films « d’auteur », mais des films « de genre ». Sur la grosse trentaine qu’il a réalisés, un tiers avaient initialement été confiés à d’autres réalisateurs y compris American Sniper,  qui devait être mis en scène par Steven Spielberg et qu’Eastwood récupéra suite à un différend  budgétaire.

Sur le plan idéologique, il concentre sur sa personne les défauts que les Français aiment tant détester chez les Américains. Il méprise le « système », l’interventionnisme d’Etat, la bureaucratie et les fonctionnaires. En revanche, il approuve la peine de mort, l’auto-défense et glorifie les armes à feu. Il ne reconnait à personne le droit de lui dire comment mener sa vie tant que celle-ci ne menace personne. Bien entendu, il vote républicain et a soutenu Ronald Reagan et Mitt Romney. Mais il s’est opposé à la guerre en Irak car pour lui les Etats-Unis n’ont pas à être le shérif du monde. Circonstance aggravante, il dédaigne  Barack Obama, intellectuel élitiste,  bavard et arrogant. Autant dire qu’il n’est pas l’un de ces acteurs engagés dans toutes les « bonnes causes » et qu’il est encore plus loin du comédien français luttant pour les sans-papiers…[access capability= »lire_inedits »]

Eastwood est un « libertarien », un anarchiste de droite, attaché à la fois à l’ordre et aux droits individuels, qui sont les deux piliers indissociables d’une société éprise de liberté. Bref, il est tout sauf politiquement correct. Est-ce ce pour ou malgré cela que les Français l’aiment tant ? Pas seulement. Eastwood, c’est le rebelle à Hollywood, le type qui ose aller contre le système, la figure à laquelle l’esprit révolutionnaire français adore s’identifier. Cependant, la première raison de sa popularité, est que ses films sont redoutablement efficaces et aussi, qu’ils montrent l’existence d’une part d’humanité chez le pire tueur, y compris celui d’American Sniper que Clint Eastwood, finalement, rend plutôt sympathique.

En apparence, American Sniper est un film de guerre. En vérité une réflexion sur le mythe du héros, constitutif de l’histoire et de l’identité américaines, mais qui heurte frontalement la passion française de l’égalité. Tiré d’une histoire vraie, American Sniper raconte les quatre missions effectuées en Irak entre 2003 et 2009, par Chris Kyle, un tireur d’élite, membre des Navy SEAL, ces commandos ultra-entrainés des Forces Spéciales, susceptibles d’agir sur « mer, air et terre », comme l’indiquent leurs initiales «  Sea Air And Land ». En tuant des « méchants », il sauvait des vies américaines. Et son seul regret était de ne pas en avoir sauvé plus… Officiellement, Kyle est crédité de 160 « cartons » – « kills » dans le vocabulaire militaire –,  ce qui en fait le tueur le plus  efficace de  l’histoire américaine.  Après la guerre, il a été assassiné par un ancien combattant atteint de « stress post-traumatique », dont le procès se déroule en ce moment même aux Etats-Unis…

Eastwood excelle à filmer la guerre.  « La guerre me fascine, dit-il, même si je ne l’aime pas forcément. La guerre c’est le conflit ultime, et le conflit est par essence dramatique. »  En 2006 et 2007 avec Mémoires de nos pères et Lettres d’Iwo Jima, il racontait la guerre du Pacifique, vue du côté américain, puis du côté japonais, pas pour choisir un camp mais pour montrer comment la guerre change les gens.

C’est encore ce qu’il fait dans American sniper. Derrière l’apparence du film patriotique destiné à diffuser une histoire ripolinée de la guerre en Irak, Eastwood nous parle d’un homme et de sa famille. De la façon dont la guerre a déshumanisé le jeune cowboy qu’était Kyle, pour en faire une machine à tuer, un être obsédé, insensible et impénétrable, sa femme et ses enfants devenant en quelque sorte les victimes collatérales de ses meurtres.

Eastwood laisse une chance au Salut. « Je suis prêt à rencontrer mon créateur et justifier chacun de mes tirs, dit Kyle à un médecin. Ils méritaient tous de mourir. »  On comprend que, pour le réalisateur, Kyle n’est pas coupable d’avoir tué, mais d’avoir perdu sa famille et de s’être perdu lui-même. Et c’est précisément quand il redevient  lui-même et retrouve les siens qu’il est à son tour assassiné, sa mort devenant le sacrifice christique nécessaire à la rédemption des autres, comme celle de Walt Kowalski, le vieil ouvrier blanc de Detroit dans Gran Torino.

Le véritable Kyle, surnommé « la légende » par ses compagnons d’armes avait été conditionné pour devenir un héros américain. Son père lui expliquait que le monde était peuplé de trois types d’individus, les « moutons », les « loups » et les « chiens de garde ». Lui était destiné à être « chien de garde ».  Lors de ses funérailles, des milliers d’Américains lui rendirent les honneurs, une main sur le cœur, l’autre sur la bannière étoilée.

Cependant, ce qui intéresse Eastwood ce n’est pas le héros modèle surhomme, à la façon d’un Paul Bunyan, personnage à la force herculéenne du folklore américain, ou au superhéros des bandes dessinées Marvel et autres,  plutôt le genre dur dehors-fragile dedans. Dans son autobiographie, Kyle confie le plaisir que lui a procuré chacun  de ses cartons, Eastwood préfère  montrer l’humanité troublante du tueur et ses dilemmes quand le combattant ennemi est une femme ou un enfant… Son Kyle agit par patriotisme et devoir, et ne souhaite en tirer aucune gloire. Il est grand, costaud, taciturne, bagarreur, et sait manier les armes. Bref, il projette une certaine image de la masculinité, jadis incarnée par Eastwood lui-même.  Mais dans le film, le vrai héros n’est pas Kyle le tireur d’élite, mais Kyle, l’homme, le mari, le père, l’ami. L’homme qui  protège les communautés qu’il s’est choisies, ses frères d’armes et sa famille.

American Sniper revisite ainsi un thème récurrent dans l’œuvre d’Eastwood, celui du héros solitaire qui lutte seul contre tous pour les siens, même s’il lui faut défier l’armée, comme le sergent du Maître de guerre (1987), voire le président des Etats-Unis comme le voleur de Pleins Pouvoirs (1996). Kyle est au sens propre comme au figuré un « franc-tireur ». Contre l’avis de ses supérieurs il n’hésite pas à accompagner lui-même les patrouilles, pour mieux en protéger les soldats, jeunes et inexpérimentés. Son courage, son code d’honneur, ses valeurs sont placées au service de ses frères d’armes et des Etats-Unis d’Amérique. Seulement les Etats-Unis dont parle Eastwood ne sont plus cette puissance dont les excès menacent la paix, ni le phare de la liberté illuminant le monde, mais plutôt une créature vulnérable qu’il faut protéger des fracas du monde. C’est sans doute ce constat qui perturbe les grilles de lecture bien rodées des critiques. Et plus encore la conclusion qu’en tire Eastwood, qui est l’Amérique devrait accepter qu’elle est devenue une île et s’occuper des siens, comme Kyle, plutôt que chercher à propager des valeurs là où elles ne peuvent même plus être comprises.[/access]

*Photo : AP21697013_000043.Vince Bucci/AP/SIPA.

Mars 2015 #22

Article extrait du Magazine Causeur



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est un journaliste franco-américain, éditeur du blog "France-Amérique, le blog de Gérald Olivier" et auteur en 2013 de "Kennedy le Temps de l'Amérique" aux éditions Jean Picollec

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