Vu, en streaming et en accéléré — ça ne mérite pas davantage — le dernier film de Clint Eatswood, American Sniper : une œuvrette tâcheronne à usage interne américain. D’ailleurs, les USA ne s’y sont pas trompés, et lui ont fait un triomphe. Avec plus de 320 millions de dollars pour le seul territoire américain (pour un budget de 60 millions) c’est à ce jour le plus grand succès d’Eatswood, et, à partir de savants calculs tenant compte de l’inflation, le film de guerre US qui a le plus rapporté à ce jour.
Qu’en dire ? Rien — sauf que le titre et le sujet (et le traitement, qui réserve un plan sur deux pour le mâle visage de Bradley Cooper) méritent deux secondes de réflexion.
Le sniper a débarqué linguistiquement en France dans les remous de la guerre de Yougoslavie. Jusque-là, il s’appelait franc-tireur ou tireur embusqué. Mais dans une guerre où nous nous sommes laissé mener par le bout du nez par l’OTAN — dans les faits, les Anglo-américains —, qui a pris fait et cause pour les Bosniaques, décrétés « bons » (et on en est revenu depuis que l’on s’est aperçu que le trafic d’organes et d’êtres humains passait par les mafias bosniaques) contre les vilains Serbes — alliés traditionnels de la France, mais Mitterrand a mangé son chapeau —, il fallait un nouveau type de héros. Oui, on a alors adopté (voir Jean Peeters, La Médiation de l’étranger : une sociolinguistique de la traduction, Artois Presses Université, 1999) le mot anglais. Une façon comme une autre de faire allégeance, pendant que les cousins québécois, assez fiers de parler français, retitraient le film Tireur d’élite américain — ah, ça fait moins cinglant tout de suite : avez-vous remarqué combien des chansons américaines qui nous paraissent écoutables ont des lyrics, comme ils disent, parfaitement idiots, et que retraduits en français, nous éclaterions de rire à la seconde ligne ?
Donc, sniper, ça vous a tellement de gueule qu’un groupe de rap français (oxymore !) a choisi ce nom — sûr qu’ils tirent des balles de fort calibre en direction de l’establishment dont ils encaissent néanmoins les chèques.
Le sniper est le héros que l’individualisme libéral se cherchait. Plus de masses, plus de société même, plus de foules. Un héros solitaire, embusqué, prenant d’immenses risques en dégommant un ennemi positionné à 2 kilomètres : c’est le climax du film de Eatswood, quand Chris Kyle (le vrai nom du « héros », dont les mémoires, parues en 2012, ont cartonné — avant qu’il se fasse descendre par un autre tireur fou qui vient d’écoper de perpète) abat « Mustafa », son homologue irakien, à une distance de 2100 yards — ça fait plus viril que 1920 mètres. Ledit Mustafa n’est jamais qu’un numéro sur la longue liste de 255 cibles — d’après lui, un peu moins officiellement — descendues au cours de la guerre. Le tout filmé en Californie, c’est moins cher et moins dangereux que de déplacer une équipe sur un territoire que les Etats-Unis ont si bien pacifié qu’il est aujourd’hui à moitié tombé entre les mains de l’Etat islamique qui en tire un million de dollars par jour de revenus pétroliers. Saddam, reviens, ils sont devenus fous.
Des snipers, il y en a depuis longtemps. Audie Murphy, « le soldat le plus décoré de la Seconde guerre mondiale », et accessoirement acteur vedette de westerns médiocres, a été célébré pour son aptitude à flinguer : un petit bonhomme d’1,66m et de 51 kilos. Le sniper est l’idéal du gnome.
N’empêche : longtemps le film de guerre américain (Le jour le plus long, le très beau et moins connu The Big Red One, de Samuel Fuller, ou même Il faut sauver le soldat Ryan), tout en distinguant des héros, aimait filmer les mouvements d’ensemble. Platoon, comme son nom l’indique, c’est un peloton ou une section — un groupe. Même les films de gangsters (voir les Incorruptibles version De Palma) insistent sur « the team ». Et pas mal de westerns (le genre individualiste par excellence pourtant, censé illustrer le capitalisme sauvage de l’Ouest) montre que le héros solitaire (et loin de son foyer) n’est rien face à la masse : voir et revoir Vera Cruz, où les peones l’emportent et laissent Lancaster mort et Cooper dégoûté ; voir l’Homme aux colts d’or, où la ville de Warlock (c’est emblématiquement le titre originel) chasse Henry Fonda ; voir Alamo, où 300 Spartiates américains résistent aux 12 000 hommes de Darius/Santa Anna.
D’ailleurs, dans les westerns, il faut être un traître sans foi ni loi (Anthony Quinn dans L’Homme aux colts d’or) ou une femme (Michele Carey qui s’embusquent dans El Dorado pour dézinguer John Wayne) pour tirer de loin et dégommer sans risque : en général, on affronte l’ennemi face à face, et il y a toute une typologie du duel final qui mériterait une étude spécifique. Le tireur embusqué est un lâche. Quant au tireur d’élite, rappelez-vous « Grosse Baleine » dans Full Metal Jacket : c’est un semi-débile impuissant qui finira mal — dans les chiottes, en s’exclamant : « J’y suis déjà, dans un monde merdique ». Humour kubrickien.
Oui, la Bosnie (quand sommes-nous passés à l’hyper-individualisme, correspondant au néo-libéralisme décomplexé ? Au cours des années 1980, et la guerre de Bosnie commence en 1992) a sonné le glas du héros courageux : on nous donne en modèle des types qui flinguent à des kilomètres avec un PGM Hécate II — en France tout au moins. Calibre 12,7mm à grande vélocité — ça fait des trous à y passer le bras.
En 2001, Jean-Jacques Annaud a raconté la Bosnie sous couvert de parler de Stalingrad : deux snipers, l’un russe (Jude Law) et l’autre allemand (Ed Harris) résument à eux seuls une bataille où sont morts près d’un million d’hommes. Mais de ces masses, peu de nouvelles, nous sommes sommés de nous identifier à deux tireurs embusqués. Et tout récemment Jean Hatzfeld (Robert Mitchum ne revient pas, Gallimard, 2013) est revenu sur cette période où le tireur d’élite est un héros présentable.
Eh bien moi, je ne veux pas. J’ai la nostalgie d’une époque où l’on s’affrontait en duel, où l’on risquait sa peau pour en trouer une autre, et où l’on avait du respect pour l’adversaire. La mentalité moderne — libérale — du « tout est permis » et « seule la victoire est belle » est répugnante.
Et factice. Parce que rien n’a changé, et que l’accent mis aujourd’hui sur l’individualisme (et dont on voit les jolies conséquences à l’école — « tout pour ma gueule et va mourir ! ») est un vœu pieux, une parole magique, une tentative dérisoire pour essayer d’orienter notre regard sur l’Histoire : ce sont les masses qui font toujours les révolutions, et 300 Spartiates sont encore capables de résister à Angela Merkel pour lui apprendre que le Quatrième Reich n’est pas une solution pour l’Europe.