Le temps médiatique, qui est en fait un présent perpétuel, nous fait assez vite oublier ce qui fit naguère l’événement. Le « Grand Jeu » nucléaire entre l’Iran, Israël et l’Occident, l’enlisement de plus en plus meurtrier de l’Otan en Afghanistan ont, sur la scène internationale, chassé l’Irak des ouvertures des JT et des « unes » des journaux. Et pourtant, depuis six ans, des soldats étatsuniens continuent de vivre et de mourir en un combat douteux alors qu’un ancien président avec gilet de sauvetage sur un porte-avion leur avait un peu vite annoncé une victoire totale.
Avec Amérak, Adrien Jaulmes, grand-reporter au Figaro, donne un petit livre saisissant, suite de croquis admirablement dessinés, dans une objectivité qui n’exclut pas un certain désabusement devant l’absurdité de cette occupation d’un type nouveau. Amérak, c’est un mot-valise pour désigner cette manière d’espace-temps autonome créé par l’armée US en Irak, au fonctionnement qui oscille entre l’autisme, le surréalisme et le désespoir. Comme l’écrit joliment Jaulmes : « L’histoire de l’Amérak est celle de la non-rencontre entre l’Amérique et l’Irak. »
Jaulmes commence la visite par l’aéroport de Bagdad. On ne passera évidemment pas par la douane irakienne mais par une gigantesque tente igloo réservée aux militaires et aux journalistes. Déjà apparaît ce qui sera la principale caractéristique architecturale de l’Amérak, ces remparts en ciment ou en béton, les T-Walls avec leurs enceintes avancées, les Bastion-Walls, entassements de gros sacs de fibres synthétiques qui forment un glacis permettant de se protéger des premiers tirs d’artillerie ou de l’attaque d’une voiture piégée. On est dans un étrange compromis entre les fortifications médiévales, les fortins du Far-West et la station spatiale. On s’arrange pour en sortir le moins possible, assurant la plupart du temps un service minimum sur les grands axes car tout le monde sait là-bas que plus des trois quarts des pertes ont été provoquées par des roadsides bombs.
Jaulmes nous emmène notamment à celui de Latifiyah, sur la route de Nadjaf, un des points chauds du fameux triangle sunnite. Il est commandé par le capitaine Visser. Le capitaine Visser a des lunettes, du courage et aucune illusion. Il lit des biographies de Roosevelt et des romans de Woodehouse. C’est un pur produit de West Point. On ne lui avait pas expliqué que l’Amérak serait, comme le dit Jaulmes, « le premier conflit postmoderne par excellence. Il n’y a ni fronts, ni arrière, ni même la plupart du temps de combats. La guerre est faite d’embuscades radiocommandées, d’attentats aveugles, d’enlèvements et de tortures, elle est à la fois dangereuse, ennuyeuse, invisible ». Alors il fait avec.
La capitale de l’Amérak, cet archipel d’îlots high-tech imprenables, n’est pas Bagdad, c’est une « Zone Verte » au cœur de Bagdad, nuance. Elle se trouve dans une boucle du Tigre. Les Irakiens n’y pénètrent jamais. On est tout d’un coup plongé dans un décor de banlieue américaine banale à quelques détails près. Elle est exclusivement peuplée de soldats, très jeunes, avec un équipement qui lui aussi mélange le high-tech et le médiéval, caméras intégrées au casque mais aussi « épaulettes, gorgerin, jambières et braguette en kevlar ». Si, dans la Zone Verte, vous croisez des hommes et des femmes un peu plus âgés, équipés de manière tout aussi efficace mais un peu plus fantaisiste dans le choix des accessoires, ce sont des contractors, ces mercenaires officiels de grosses boites comme Blackhawk et qui sont en nombre le deuxième contingent sur le terrain .
Dans l’armée américaine, pas d’alcool, pas de sexe. Le puritanisme Wasp ne se contente pas des Etats de la Bible Belt, d’où sont originaires, d’ailleurs, la plupart des soldats volontaires. Il a aussi envahi l’Amerak. On boit du Gatorade avec ses ribs au miel et on essaie de ne pas trop penser à ses collègues féminines. Et Adrien Jaulmes de comparer les looks respectifs de la militaire US qui nie sa féminité au nom de la guerre dans des treillis informes et celle de Tsahal, « les seins pigeonnants par le col de la chemise et le pistolet porté de façon provocante au creux des reins. »
C’est par une multitude de détails, de petits faits vrais, aurait dit Stendhal, que Jaulmes nous restitue l’échec militaire, diplomatique et politique qui a suivi la victoire éclair de 2003. Des exemples ? Les convois de Humvee prenant systématiquement les routes à contresens au milieu de la circulation pour prévenir les risques d’attentats, cet officier chiite de la nouvelle armée irakienne qui souhaiterait que Bush devienne président de l’Irak mais se met en civil et change trois fois de taxis avant de calfeutrer chez lui, les prises électriques dont on ne sait jamais s’il s’agit de la triple fiche britannique, des prises cylindres européens ou de la double lamelle américaine, ou encore ce dialogue entre un officier et une vieille dame terrorisée lors d’une opération de ratissage dans le triangle sunnite :
– L’armée vous défendra, Madame.
– Mais c’est vous qui nous attaquez.
On ne sera pas étonné, au bout du compte, que dans son paquetage, Adrien Jaulmes ait préféré mettre, plutôt que des manuels de stratégie ou des récits de guerre, Alice au Pays de Merveilles, « le meilleur manuel de survie qui soit dans les univers absurdes ».
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