La renommée d’Ambroise Thomas s’est éteinte avec lui en 1896. Ce compositeur a pourtant été une figure emblématique de la seconde moitié du XIXe siècle, un artiste adulé par ses pairs les plus illustres et un créateur plébiscité par le grand public. La postérité lui offre un hommage tardif.
Les exégètes se refilent la boutade de Chabrier : « Il y a deux espèces de musique, la bonne et la mauvaise. Et puis il y a la musique d’Ambroise Thomas. » Étrange destin que celui de ce compositeur adulé en son temps comme LA figure majeure de l’art musical français avant d’être effacé, sitôt mort, du panthéon de nos gloires. Qui se souvient encore de cet homme dont Théophile Gautier disait que « personne ne manie l’orchestre avec autant d’élégance et de sûreté », dont Berlioz vantait la patte « alerte, piquante, toujours distinguée, écrite partout avec goût et savoir », et dont Massenet a prononcé l’éloge funèbre lors des obsèques nationales que la République lui a réservées en 1896 !
Dès le seuil de la Belle Époque, Thomas glisse dans l’oubli. Le XXe siècle juge son langage musical conformiste, passé de mode, académique, et il faut attendre le tournant du millénaire pour commencer à rendre justice à cet infatigable créateur lyrique. C’est un curieux bonhomme : les élèves du conservatoire surnomment leur directeur « M. de Sombre Accueil » ou le « Chevalier de la Sombre Figure ». Il attend l’âge de 67 ans pour se marier à Elvire Remaury qui n’en a que… 51. Ses convictions religieuses ? Mystère. C’est un type discret, réservé, rêveur, fidèle en amitié, intime de deux des plus grands peintres de son temps : Ingres et Hippolyte Flandrin, son « plus inséparable compagnon » – qui nous a laissé de lui quelques portraits. On y voit un barbu sévère qui, dans son âge avancé, ressemble vaguement à Verdi, il a l’allure d’un grand bourgeois vêtu de noir et la Grand-Croix de la Légion d’honneur miroite sur la redingote. Amateur de cigares et plus encore amateur d’art, ardent défenseur du « génie latin » contre l’invasion du « germanisme », ce solitaire érudit partage sa vie entre Paris et ses propriétés acquises au fil des ans : à Argenteuil, à Hyères, mais surtout en Bretagne, où il aménage un château sur l’île Illiec (Côtes-d’Armor). L’île sera ensuite rachetée par Lindbergh, l’aviateur.
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L’artiste, né à Metz en 1811, quitte sa Lorraine natale pour Paris en 1827. Un départ vécu comme un exil. Reçu l’année suivante au conservatoire, Ambroise attend 1832 pour remporter le premier grand prix de Rome : le voilà pensionnaire de la Villa Médicis. Il séjourne dans la capitale des États de l’Église jusqu’en 1836. Le svelte jeune homme « aux manières élégantes et polies », dixit le mémorialiste Léon Escudier, est très demandé dans l’aristocratie romaine : il est bon pianiste et sa voix de ténor enchante. Soutenu par Auber, parrainé par Berlioz (« de la grâce, du feu, beaucoup de tact ! »), il rentre à Paris. Là, il enchaîne les compositions et participe de façon très active à la vie musicale jusqu’à la révolution de 1848 où, soldat de la garde nationale, il démantèle les barricades tout en écrivant un opéra-bouffe, Le Caïd, premier succès, et Le Songe d’une nuit d’été, « fantaisie dramatique ». À l’aube du Second Empire, Ambroise Thomas gagne sa place sur le podium des compositeurs et un fauteuil à l’Institut. Professeur très sollicité, il a même ses entrées chez l’empereur, à Compiègne. C’est le temps du scandale de Tannhäuser (Wagner, 1861, trois représentations rue Le Peletier, sous les huées !), mais aussi de la création (mutilée) des Troyens de Berlioz (1863). Contrastant avec cette musique « nouvelle », celle de Thomas, à l’instar d’Auber ou de Meyerbeer, assume une tradition formelle et incroyablement féconde : La Double Échelle, Raymond ou le Secret de la reine, La Tonelli, La Cour de Célimène, Psyché, Le Carnaval de Venise, Le Roman d’Elvire… (et la liste est encore longue) jusqu’à Mignon (1866), qui a longtemps été l’opéra-comique préféré des Français, puis Hamlet (1868). C’est à ces deux partitions lyriques que la postérité accorde désormais un hommage tardif ! Encore ces chefs-d’œuvre éclipsent-ils quantité d’autres pièces : messes, cantates, morceaux pour orgue, pour piano… Si Ambroise Thomas n’a jamais couché la moindre symphonie, c’est tout de même lui qui tient les cordons du poêle aux obsèques de Berlioz, en 1869. Lorsque vient son tour de paraître devant Dieu, à l’âge de 84 ans, Thomas a remporté un ultime triomphe avec l’opéra Françoise de Rimini. Pour son service funèbre, on exécute son Requiem. Le purgatoire commence.
L’opportunité de redécouvrir Hamlet a déjà été donnée l’an passé par l’Opéra-Comique[1], reprise d’une production de 2008, dans une mise en scène pas inoubliable de Louis Langrée. Mais le spectacle était admirablement chanté par Stéphane Degout (Hamlet), Sabine Devieilhe (Ophélie) et la mezzo Lucile Richardot, sublime dans le rôle de Gertrude, la génitrice d’Hamlet adultère et régicide. Sur un livret signé Carré et Barbier, duo de « paroliers » le plus demandé de l’époque, les volutes virtuoses de la mélodie sont un must de cet Hamlet intime (qui laisse le héros en vie, et couronné). Ambroise Thomas a mis huit ans à composer le chant du cygne du grand répertoire classique français, il a aussi été le premier au monde à y introduire un solo de saxophone, la nouvelle invention d’Adolphe Sax (1814-1894) !
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L’Opéra Bastille en propose ce mois-ci une nouvelle production extrêmement attendue, avec une mise en scène du Polonais Krzysztof Warlikowski (on se souvient de sa sublime Lady Macbeth de Mzensk en 2019). Et la distribution est, là encore, à la hauteur : notre Ludovic Tézier national, Lisette Oropesa et Brenda Rae en alternance, Ève-Maud Hubeaux… Au pupitre, le chef allemand Thomas Hengelbrock, habitué de l’orchestre de l’Opéra de Paris. Académisme, quand tu nous tiens !
À voir
Hamlet, opéra en cinq actes d’Ambroise Thomas (1868), à l’Opéra Bastille les 11, 14, 17, 21, 24, 27 mars et 5, 9 avril à 19 h 30. Le 2 avril à 14 h 30.
[1] Lire Julien San Frax, Hamlet, un espace mental ?, causeur.fr [NDLR].