Article publié le 22 mars 2017
Mon collègue Thierry Dana, ambassadeur de France au Japon, a ressenti l’impérieuse nécessité d’annoncer publiquement dans les colonnes du Monde qu’il « se placerait en réserve de toute fonction diplomatique » et « refuserait de servir » la présidente de la République, si d’aventure Mme Le Pen était élue.
Je ne peux penser que sa démarche avait pour but de se pousser du col alors que la saison des transferts bat son plein au ministère et que chacun est à la recherche d’un nouveau poste. C’est donc nécessairement un sens moral et éthique élevé qui a poussé Thierry Dana à rendre publique l’aversion profonde que lui inspire la candidate frontiste. Diplomate soucieux de grands principes, mon collègue aurait pu se poser également – et en préalable – la question du devoir de réserve avant de s’en prendre publiquement et avec autant de violence à une candidate à l’élection présidentielle. Devoir de réserve que le ministre Jean-Marc Ayrault a rappelé à tous les agents dans un message bienvenu. Mais Thierry Dana a manifestement considéré que, dans le cas de Mme Le Pen, le devoir de réserve ne s’appliquait pas. C’est précisément cela qui est insupportable.
Ambassadeurs-tweeters
Je ne suis pas lepéniste ; d’ailleurs peu importent mes options politiques. Comme Thierry Dana et Gérard Araud, notre ambassadeur-tweeter en poste à Washington qui n’a pu s’empêcher de soutenir la tribune de Thierry Dana d’un gazouillis électronique, j’ai été membre d’un cabinet ministériel, ambassadeur bilatéral et ai représenté la France dans les grandes instances internationales. Tout au long de ma carrière, j’ai servi des gouvernements de toute nature et accueilli des ministres dont je ne partageais pas nécessairement les idées. J’ai plus d’une fois serré les dents et mis un mouchoir sur mon opinion personnelle afin de défendre une ligne politique au rebours de ce que je croyais bon pour le pays. Je l’ai fait sans faillir pour une raison implacable : cette ligne politique émanait d’un gouvernement élu démocratiquement par le peuple français, et il ne revenait pas à un fonctionnaire qualifié de « haut », mais en réalité lilliputien au regard du suffrage universel, de remettre en cause le choix démocratique du peuple.
Très beau texte de mon homologue à Tokyo. https://t.co/fNic8AVkKl
— Gérard Araud (@GerardAraud) 7 mars 2017
En attaquant Mme Le Pen du haut de son bureau d’ambassadeur, écharpe tricolore en sautoir, Thierry Dana croit défendre la démocratie. En réalité il l’attaque de front.
En République française, tous les candidats ont droit au respect du devoir de réserve de la part des hauts fonctionnaires, fussent-ils ambassadeurs de France. Mme Le Pen comprise. Celle-ci a également droit à un temps de parole dans les médias que des fonctionnaires scrupuleux décomptent, conformément à la loi. Ces derniers respectent les droits de Mme Le Pen sans états d’âme et ont raison de le faire. Car la démocratie dans notre pays en dépend. Le jour où les hauts fonctionnaires décideront de couper le micro des candidats qui les défrisent, la démocratie aura vécu dans notre pays.
C’est également une marque insupportable de mépris pour les millions de Français qui ont l’intention de voter pour Marine Le Pen. Le mépris, ils y sont habitués me direz-vous. Cela fait des années, des décennies pour les plus anciens convertis, que les électeurs du Front national s’entendent dire qu’ils sont au choix, des racistes, des fascistes, des malades mentaux et, dans tous les cas, de sombres abrutis.
Est-il bien nécessaire, dans ces temps où les serviteurs de l’Etat sont critiqués et suspectés en permanence de connivence politique ou économique, d’alimenter l’image caricaturale du haut fonctionnaire arrogant, toisant avec supériorité le bas peuple ? Dire gravement aux électeurs qu’ils commettent une « faute » en votant Front national n’en dissuadera aucun, bien au contraire. Le principal résultat de ce genre de propos moralisateur a pour conséquence d’enraciner encore plus fortement le vote de ces électeurs.
Marine Le Pen porte un programme de rupture dans quasiment tous les domaines. Je conçois aisément que l’on puisse être en désaccord avec son programme politique et ses options diplomatiques. Soit. Mais un peu d’humilité ne fait jamais de mal.
Chers collègues, les résultats de « notre » politique étrangère, celle que vous et moi avons menée, bâtie et souvent inspirée à nos gouvernants ces trente dernières années, sont-ils si brillants ? Sommes-nous si fiers de notre œuvre, particulièrement en Europe, au point que nous puissions avec autorité exclure du champ public ceux qui la critiquent et dire au peuple qu’il commettrait une « faute » à vouloir la réviser en profondeur ?
Les Français exaspérés
Il serait bon d’ouvrir les yeux. Est-ce la « faute » du peuple français s’il n’apprécie guère que la Commission européenne prenne des décisions qui impactent son existence sans qu’elle le consulte ? Est-ce la faute de nos compatriotes s’ils ne parviennent pas à percevoir la forte croissance économique et le plein-emploi que la création de l’euro était censée leur apporter ? Est-ce encore sa faute s’il ignore l’émergence d’une « Europe puissance » que les grandes puissances, Chine, Etats-Unis et Russie en tête, viendraient respectueusement consulter à Bruxelles, en sachant qu’elles ont en face d’elles un acteur puissant, uni et incontournable dans le règlement de tous les conflits périphériques ? J’arrête là les railleries.
Pour ma part, je considère que si le peuple rejette demain notre construction européenne – sujet au cœur de la campagne – ce ne sera pas parce qu’il commettra une faute mais bien plutôt parce que nous, les constructeurs de cette Europe, avons accumulé trop d’erreurs de construction durant les dernières années de ce long chantier. Si le peuple décide de modifier en profondeur l’architecture européenne en la confiant à une équipe qui entend la déconstruire avant, éventuellement, de la reconstruire autrement, je me dirai qu’ainsi va la vie et que ce n’est pas la première fois qu’une architecture politique européenne sera défaite par la volonté du peuple. Je me consolerai en me disant qu’au moins, cette fois-ci, ce détricotage se fera sans avoir à en passer par une guerre sanglante à la différence des fois précédentes et qu’il restera toujours la nation et l’Etat pour préserver la France des périls et la maintenir debout d’un seul tenant.
Restera la question que Thierry Dana a raison de se poser mais qu’il aurait dû garder en son for intérieur plutôt que de l’exhiber avec fracas. La sortie de l’euro, l’abandon du traité de Schengen, le rétablissement des frontières nationales, le refus d’accueillir de nouveaux migrants, le recours à des mesures protectionnistes en lieu et place du traité de libre-échange transatlantique que négocie la commission européenne, justifient-ils que l’on refuse de servir plus avant l’Etat français ? Toutes ces mesures sont-elles des atteintes inacceptables à la démocratie et à la République française ? La réponse est non. Il ne faut pas confondre principes démocratiques et orientations politiques. Les mesures de Mme Le Pen constitueraient une politique radicalement opposée à celle en cours aujourd’hui, mais ne violeraient les principes de la République et le bon fonctionnement de la démocratie.
La France du Général
A part le – très gros – morceau de la déconstruction de l’Union européenne, le reste de la politique étrangère de Mme Le Pen ne casserait pas trois pattes à un canard. Pas d’isolationnisme nord-coréen ou albanais ; une relation proche avec la Russie, grand classique de la diplomatie française ; une volonté d’indépendance vis-à-vis des Etats-Unis ; une sortie probable de l’OTAN ; une politique favorisant la relation entre nations plutôt qu’entre blocs. Rien de révolutionnaire. Pour paraphraser une célèbre réplique du film OSS 117, on pourrait même dire : « c’est la France du général de Gaulle, madame. »
Si Mme Le Pen est élue présidente de la République, je servirai donc Mme Le Pen et son gouvernement, comme j’ai servi tous les gouvernements qui se sont succédés depuis trente ans. Je continuerai de servir la France et le peuple français de manière loyale, en tâchant, comme je l’ai toujours fait, d’éclairer au mieux nos ministres sur la situation internationale afin qu’ils ne méconnaissent rien de la complexité des dossiers sur la table et, qu’ainsi, ils puissent ajuster le plus finement possible leur vision, voire même en changer sur certains points, avant de prendre leurs décisions.
Je dirai même que nous avons encore plus de raisons de rester à notre poste en cas de victoire de Le Pen. Nous voulons éviter les excès du programme du Front national ? Pour cela, il nous faudra être présents. Souligner la portée des enjeux, proposer des compromis intelligents, chercher à comprendre et en retour à faire admettre des réalités que la candidate ne voit peut-être pas mais auxquelles la Présidente serait confrontée. En somme, il nous faudra jouer notre rôle de grand serviteur de l’Etat, de mandarin éclairé auprès du nouveau roi. Un rôle absolument crucial dans une période de grand changement. Si Mme Le Pen gagne la présidentielle, la France et les Français auront encore plus besoin de nous, fidèles au poste. Ce n’est donc pas le moment, chers collègues, de se tromper de posture et d’époque, mais bien au contraire de rassurer tout le monde et de montrer que nous serons toujours là pour préserver le bon fonctionnement de l’Etat, le maintenir droit et solide, dans le respect des principes républicains autant que du vote démocratique de nos concitoyens. Une noble mission pour de hauts fonctionnaires en vérité.
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