Il n’est pas innocent que les frictions entre la France et le Brésil se concentrent sur l’Amazonie. Cette forêt peut devenir un grenier agricole destiné à nourrir une population croissante mais également un conservatoire exceptionnel de data biologique exploitable par l’intelligence artificielle du vivant.
La France américaine et le Brésil partagent une frontière commune de 730 kilomètres, délimitée par le cours de l’Oyapock. Même si un pont a été construit sur ce fleuve bordant la Guyane, peu le traversent encore. Depuis l’échec de l’éphémère implantation huguenote française à Rio de Janeiro (1555-1560), tout se passe comme si l’histoire de la France et du Brésil s’était écoulée à distance, jusqu’à ce que la globalisation des échanges fasse entrer ces nations en contact.
L’Algérie en partage
Aujourd’hui, ces deux grandes puissances agricoles revendiquent une place singulière aux Nations-Unies tout en partageant des liens étroits avec des partenaires comme l’Algérie. Les coopérations industrielles en cours n’empêchent pas quelques frictions. Il n’est d’ailleurs pas tout à fait un hasard, que ces dernières se soient cristallisées sur l’Amazonie. D’un point de vue géo-économique, la destination de ce territoire fait en effet l’objet d’un débat entre intérêts divergents. Cette forêt peut devenir un grenier agricole destiné à nourrir une population croissante mais également un conservatoire exceptionnel de data biologique exploitable par l’intelligence artificielle du vivant. Cette destination alternative engendre des tensions importantes entre acteurs économiques, tout en reléguant au second plan le rôle déterminant que joue cette vaste forêt sur les équilibres climatiques mondiaux. La question économique centrale, rendue opaque par les jeux antagonistes de la communication politique, ne peut être cernée si l’on n’examine au préalable la posture géopolitique globale du Brésil, le rôle singulier assigné à l’Amazonie, et enfin le bouleversement économique généré dans cette forêt par le développement du biomimétisme.
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Des ambitions mondiales
Puissance ascendante, le Brésil entretient des ambitions mondiales : il revendique une part de souveraineté sur l’Antarctique, entretient une rivalité avec l’Argentine, souhaite parfois satelliser ses voisins les plus faibles, comme le Paraguay, et a repris à son profit l’influence du Portugal sur ses anciennes colonies africaines, Angola et Mozambique. Pays le plus riche et le mieux armé d’Amérique latine, le Brésil revendique un siège permanent au conseil de sécurité des Nations-Unies. Afin d’obtenir la reconnaissance internationale de son statut de grande puissance, la diplomatie brésilienne pratique une politique subtile d’équilibre consistant à se rapprocher des adversaires géopolitiques des États-Unis tout en maintenant de bonnes relations avec son puissant voisin du nord. L’ouverture sur les puissances continentales hostiles à la domination maritime américaine s’est traduite par un rapprochement sino-brésilien sous la présidence de Lula. Ce dernier a effectué une visite d’État en Chine, accompagné de 450 hommes d’affaires brésiliens. Lors du sommet des BRICS de 2010 au Brésil, de nombreux accords de coopération ont été signés, notamment dans le domaine agricole, des infrastructures[tooltips content= »En 2005, la Chine, le Brésil et le Pérou s’associent pour construire un train transcontinental reliant les deux océans. »]1[/tooltips] et de l’intelligence artificielle[tooltips content= » Un programme satellitaire sino-brésilien fut lancé en 1999. Il consistait à inventorier les ressources naturelles du Brésil et permis à la Chine de recueillir de nombreuses données sur le pays. »]2[/tooltips]. Entre 2003 et 2009, le commerce bilatéral a été multiplié par cinq. Le Brésil s’est également rapproché de l’Iran qui constitue la deuxième pièce du nouvel empire mongol, construction géoéconomique hostile aux États-Unis : les Brésiliens ne se sont pas contentés d’adopter une posture conciliatrice sur le dossier nucléaire iranien, les échanges économiques se sont multipliés.
Des idées et du pétrole
En 2003, la National Iranian Oil Company a accordé à Petrobras des droits d’exploration sur les vastes réserves pétrolières offshore du golfe persique. Afin de contourner les sanctions, un réseau de commerce triangulaire s’est mis en place : des produits brésiliens comme le sucre ou la viande bovine font escale à Dubaï ou aux Émirats arabes unis avant d’entrer en Iran. Enfin, les relations russo-brésiliennes ont été étoffées, notamment dans le domaine de la technologie spatiale et militaire. Les deux pays s’estiment partenaires stratégiques et alliés technologiques. La Russie importe du porc et du bœuf brésilien. Ce triple rapprochement vers la Chine, l’Iran et la Russie n’a pas empêché Jair Bolsonaro, parfois surnommé le Trump des tropiques de se rapprocher simultanément des États-Unis et d’Israël afin de ménager l’indépendance de son pays.
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L’enfer vert
La forêt amazonienne se présente comme une île géopolitique auquel le Brésil et la communauté internationale assignent un rôle radicalement différent. Du point de vue extérieur, l’île amazonienne, ce territoire à part est détenteur d’une mission universelle : préserver un équilibre climatique fortement dégradé. D’un point de vue intérieur en revanche, l’Amazonie a longtemps été conçue comme un espace vierge et improductif dont la conquête constitue le moteur de l’achèvement d’une nation. A l’instar de l’Empire chinois, le Brésil tourne en effet son regard géopolitique vers l’intérieur des terres, qui constitue pour les militaires longtemps au pouvoir, une zone de danger ou de vulnérabilité. Une fois conquise et domestiquée, l’Amazonie pourrait même constituer un levier d’influence régionale dans le cadre du projet de Pan-Amazonie. Les gouvernements militaires brésiliens ont longtemps souligné la menace d’intrusion étrangère qui pesait sur la zone stratégique amazonienne. Celle-ci fut colonisée par les autorités militaires qui facilitèrent la pénétration des forêts par les troupeaux de bœufs en traçant des routes et construisant des barrages. Le paradoxe de la forêt amazonienne, poumon vert de la planète, c’est qu’elle a été systématiquement exploitée à compter de 1895 afin de fournir du latex à la polluante industrie automobile.
Record d’incendies… en 2004
Le bassin amazonien représente aujourd’hui la moitié des forêts tropicales sempervirentes mondiales. Les incendies volontaires y sont fréquents et touchent davantage les forêts artificielles soumises à l’exploitation sélective que les forêts primaires. En 1986, 8000 feux sont détectés en une seule journée par les satellites, d’où une forte réaction internationale dénoncée comme « intrusion étrangère » par le régime. Les records historiques furent atteints en 2004 (270 000 incendies) et en 2007 (208 000). Quant aux feux de l’été 2019, même s’ils amènent certaines régions du Brésil à proclamer l’état d’urgence, ils s’approchent de la moyenne élevée de la dernière décennie. Mais au regard appréciateur porté par la France sur la forêt depuis le Second Empire, s’oppose l’image brésilienne de l’enfer vert, espace improductif au vu de l’impôt foncier, et comme tel, soumis à taxation.
L’Amazonie, tiraillée entre deux usages concurrents
D’un point de vue historique, la forêt amazonienne a été soumise depuis le XVIe siècle à la colonisation agraire. Conquérir l’Amazonie par la patte du bœuf, tel était le slogan encore en vogue dans les années 1950. C’est en effet l’élevage qui triomphe dans les espaces défrichés, seules 12 % des terres étant occupées par des cultures. Or l’agriculture brésilienne trouve un débouché naturel dans l’approvisionnement en viande du surplus de population planétaire à venir. A la différence de l’Europe et de l’Amérique du nord, déjà très productives ou bien de l’Afrique largement insécurisée, l’agriculture brésilienne dispose en effet d’immenses avantages comparatifs : de l’espace, du soleil, de l’eau, de la main d’œuvre et surtout d’une industrie agro-alimentaire performante. Les industries transnationales de la viande et du lait, attirées par l’aubaine d’une production bovine à bon marché se sont taillées des bassins d’approvisionnement au cœur de la forêt brésilienne, là où 50 millions de bovins paissent sur 70 millions d’hectares d’herbages. L’actuelle ministre de l’Agriculture brésilienne Tereza Cristiana Correa da Costa Dias, qui a joué un rôle important dans l’élection du président Bolsonaro, est liée aux industriels de l’agrobusiness. Pourtant des intérêts industriels concurrents portent sur ce même espace : il s’agit des entreprises soucieuses de s’accaparer la plus grande réserve de big-data biologique au monde. Les ONG écologistes sont parfois soupçonnées de vouloir préserver la forêt au bénéfice de grandes entreprises minières ou pharmaceutiques occidentales. En effet, avec 3,5 millions de kilomètres carrés de forêts tropicales, le Brésil est le pays le plus riche du monde en biodiversité, il abrite 50 % des espèces. Or, en termes de prospection chimique, l’Amazonie peut être pour la biotechnologie du XXIe siècle ce que la péninsule arabique fut pour le pétrole au XXe siècle. L’idée est ici de breveter les ressources génétiques, afin de les faire accéder au statut de marchandises. D’où l’intérêt des grands groupes pharmaceutiques pour ces ressources.
Au cours des décennies à venir, la concurrence entre la production de viande et l’exploitation des données du vivant se poursuivra inexorablement. A l’heure où les foyers d’incendies peuvent être aisément modélisés par l’intelligence artificielle puis circonscrits, la courbe des feux sera susceptible d’être infléchie à partir du moment où la rentabilité agricole de ce territoire aura été dépassée par le prix accordé à la numérisation et l’étude de la plus vaste bibliothèque biologique au monde.
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