Le musée du Luxembourg, à Paris, propose à partir du 12 septembre une rétrospective Alphonse Mucha (1860-1939). Cet illustrateur tchèque emblématique de l’Art nouveau a produit des affiches mythiques pour Sarah Bernhardt et les biscuits LU. Il laisse une oeuvre singulière à la postérité florissante, notamment la bande-dessinée.
« Choisissez une autre profession où vous serez plus utile ! » tel est le commentaire qui accompagne le rejet de la candidature du jeune Alphonse Mucha à l’École des Beaux-Arts de Prague, en 1878. Il a 18 ans. Il est originaire de Moravie et a grandi dans un milieu populaire. Son approche est, semble-t-il, un peu simple. Il n’a pas compris ce qu’attend cette respectable institution. Ça n’empêche pas le jeune homme d’arpenter les rues de Prague et de s’attarder dans ses riches églises. Les décors de la Contre-réforme le font rêver, notamment ceux de la somptueuse Saint-Ignace. Le jeune Mucha tombe dans le baroque comme Obélix dans la potion magique. C’est ainsi que naît son attrait pour le faste visuel. Il prend goût à la plus grande fantaisie. Il emmagasine des images de corps à moitié nus, de drapés lyriques et de chevelures emportées par des souffles.
Cependant, il doit trouver un travail. Il participe à des chantiers de décors de théâtre et apprend son métier sur le tas. On lui confie aussi des décors de châteaux et de résidences. Pour parfaire sa formation, il entreprend de voyager. Il veut voir ce qui se fait ailleurs en Europe. Il part d’abord à Vienne où il devient un proche de Hans Makart. Ce peintre prodigieux, peu connu en France, a une œuvre décorative immense à laquelle se rattachent la sécession viennoise et des artistes comme Gustav Klimt. Ensuite, Mucha va à Munich où travaillent des artistes très originaux comme Franz Von Stuck. Mucha est d’ailleurs accueilli dans un atelier des Beaux-Arts de la capitale bavaroise au moment où ce dernier en sort. Finalement, en 1887, il se rend à Paris. Il est jeune, pauvre et inconnu. Cependant, il emporte avec lui, sans le savoir, le ferment des innovations d’Europe centrale.
Un tchèque chez le Gaulois
À Paris, il s’inscrit à des formations privées comme l’académie Colarossi. Il vit à proximité de cette dernière, dans une chambre louée rue de la Grande-Chaumière. Il exerce par ailleurs le métier d’illustrateur. Il est apprécié et travaille pour Armand Colin. Il s’est fait un copain en la personne d’un ancien agent de change ayant opté pour la vie de bohème, un type parfois excentrique et caractériel, un certain Paul Gauguin. À ce stade, Mucha reste un inconnu, un gagne-petit.
Sa carrière bascule le 24 décembre 1894. Ce soir-là, l’actrice Sarah Bernhardt prend contact avec son imprimeur. Elle voudrait qu’on lui compose et édite en urgence une affiche pour la reprise de Gismonda, pièce de Victorien Sardou, programmée tout début janvier. C’est très court. De plus, ça tombe mal, car tous les illustrateurs sont partis pour les fêtes de fin d’année. Mais Mucha est disponible. Il a déjà fait des croquis de la pièce pour le journal Le Gaulois et ses dessins ont été appréciés. On lui confie donc l’affiche, faute de mieux. Il travaille à toute allure. Il opte pour des couleurs moins bariolées et plus nuancées que les affiches de théâtre habituelles. Le format très en hauteur tranche. Mucha déploie surtout un style graphique personnel, raffiné et inédit. Le 1er janvier, ses affiches sont placardées dans tout Paris, comme prévu. Mais ce qui n’a pas été anticipé est qu’elles remportent un succès immédiat et gigantesque. C’est la folie. Les gens les décollent et les découpent pour s’approprier des exemplaires. C’est le début d’une longue collaboration avec Sarah Bernhardt. C’est aussi le commencement de la renommée. Mucha multiplie les affiches et les publicités, il crée des objets décoratifs tels qu’argenterie, joaillerie et meubles, il aménage des espaces de prestige, comme la bijouterie Fouquet, actuellement conservée au musée Carnavalet. Il devient riche, célèbre et un tantinet dandy. Il est invité en Amérique à plusieurs reprises. Les femmes les plus en vogue, comme Cléo de Mérode, veulent lui servir de modèle. C’est au point qu’on identifie quasiment Mucha à ce qu’on appelle désormais, selon l’expression du marchand Siegfried Bing, « l’art nouveau ».
Son art est considéré comme « dégénéré »
En dépit de tous ces succès, il ressent un petit regret, il a une pointe de nostalgie patriotique. Lui qui n’a jamais éprouvé le besoin d’exprimer aucun message dans ses compositions, voilà qu’il voudrait faire quelque chose pour la cause slave. Ça le taraude d’autant plus que sa patrie, avec la formation de la Tchécoslovaquie en 1919, s’est affranchie de la tutelle austro-hongroise. Il rentre donc dans son pays et s’attaque à un cycle de vingt toiles géantes traitant de l’épopée slave. S’agissant de peintures d’histoire et non plus d’affiches, sa manière s’adapte. Les empâtements remplacent les traits. La fantaisie fait place à une certaine solennité. Ce n’est plus le même Mucha. On sent toujours un talent, mais le charme éblouissant de sa période art nouveau s’est envolé. C’est quand même un gros travail qui l’accapare durant tout l’Entre-deux-guerres. À peine a-t-il terminé L’Épopée slave que les nazis entrent à Prague. Il est aussitôt arrêté par la Gestapo, notamment en raison de ses responsabilités maçonniques. Il est finalement relâché, mais il meurt peu après et son corps est jeté dans la fosse commune. En outre, son art est considéré comme « dégénéré » (Entartete Kunst). Nombre de ses travaux sont détruits.
Après la guerre, les artistes « dégénérés » sont réhabilités, mais pas Mucha. Les historiens de l’art ont tendance à le regarder de haut. L’auteur de Gismonda est volontiers jugé facile, frivole, populaire, voire kitsch. Il est quasiment oublié par cette histoire de l’art qui ne retient que la marche en avant vers la modernité, les avant-gardes, le cubisme, etc. Cependant, surtout à partir des années 1970, l’œuvre de Mucha renoue avec un large succès populaire qui échappe complètement aux institutions artistiques. On n’en finit pas de tirer ses affiches en posters et en sets de table. Beaucoup de gens qui ne s’intéressent pas à l’art sont tout de suite séduits par son style. De nos jours, sur Internet, le « fanart » réunit toute une communauté de passionnés qui, pour beaucoup, dessinent à la manière de Mucha. La magie opère encore.
Candeur enfantine
Mucha est insoluble dans la modernité, d’abord parce qu’il est étranger à toute intellectualisation de l’art. Il en est d’ailleurs parfaitement conscient lorsqu’il confie : « Je préfère être un illustrateur populaire qu’un défenseur de l’art pour l’art ! » Ses meilleures œuvres, celles de la période art nouveau, sont comme indifférentes à la notion de sujet. Elles ne délivrent aucun message, ne suscitent aucune théorie. Son talent peut se mettre au service de marques de gâteaux secs, de parfum ou de papier à cigarettes. Ses compositions appellent juste le plaisir des yeux. Elles correspondent parfaitement à ce que fustige Marcel Duchamp lorsqu’il parle d’art « rétinien ». Mucha est rétinien à deux cents pour cent. Son art ne s’adresse pas à l’entendement, mais à la vue, à la sensibilité du regard et aux satisfactions qui s’y attachent. Il y a indiscutablement quelque chose de jouissif chez Mucha.
Ensuite, Mucha est manifestement quelqu’un qui aime dessiner. On sent chez lui quelque chose de cette candeur des enfants contents d’avoir fait un beau dessin bien observé. Il est, en effet, avant tout un observateur. Il éprouve un émerveillement pour la botanique. Il a aussi beaucoup d’attrait pour les femmes plus ou moins dévêtues. Il excelle à représenter leurs corps, leurs chevelures, leurs vêtements. Il aime piocher des motifs décoratifs dans tous les pays et toutes les époques, notamment dans le monde slave et byzantin. Il accumule une grande quantité de livres, photos et croquis. La figuration implique un long travail de documentation.
Cependant, pour lui, dessiner n’est pas seulement être ressemblant. Mucha vise, en quelque sorte, un dessin plus que ressemblant. Quand il s’attaque à une forme, il veut en rendre compte en la purifiant, en la concentrant, en la rendant plus caractérisée, plus éloquente que la réalité. Mucha s’intéresse peu aux hommes, à leurs souffrances, à leurs vies. Ce qui le passionne dans le monde, c’est d’explorer l’infinie variété des formes qui s’y trouvent.
Sa sensibilité est contemporaine de la mode du japonisme. En effet, la fin du xixe connaît un engouement pour l’art japonais, et notamment pour ses estampes. Les maîtres nippons ont observé et représenté la nature dans ses moindres détails. Ils ont produit des dessins de végétaux et d’insectes stupéfiants de minutie et de beauté. L’art nouveau, et Mucha en particulier, leur emboîte le pas. Cette attirance indéfectible pour tout ce que le réel peut receler de fantaisie va cependant en sens inverse du mouvement vers l’abstraction qui marque une bonne partie de la modernité. Mucha, à l’aube du xxe siècle, a cette rare qualité d’être, à sa façon, tourné vers le monde. Ce n’est pas rien.
Postérité plus importante en BD
Mucha, c’est enfin un style que les amateurs peuvent reconnaître au premier coup d’œil. Sa manière si singulière tient en grande partie à l’importance donnée au trait. Chacune des formes qu’il nous montre est cernée et clarifiée par un jeu de traits bien placés. Dans la vie réelle, comme en peinture, il n’y a guère de traits. Les images qui s’offrent à nous sont souvent relativement confuses et nécessitent un travail d’interprétation, aussi rapide soit-il. Le fait est qu’il y a des dessins ou des peintures qu’on saisit facilement et d’autres moins, de même qu’il y a des textes qu’on comprend du premier coup et d’autres qu’on doit relire plusieurs fois. Évidemment, on ne peut prétendre qu’il est préférable de ne jamais faire d’effort. Cependant, quand on peut saisir de quoi il est question sans obstacles inutiles, c’est plus agréable. Avec Mucha, le travail d’analyse de l’image est en quelque sorte préparé, prédigéré par les traits. On entre dans ses compositions avec facilité. On éprouve un sentiment de grande clarté. Cette lisibilité accrue est une force. Elle autorise Mucha à certaines virtuosités. Ainsi livre-t-il fréquemment des images riches, voire complexes, avec des raccourcis ou des superpositions acrobatiques que d’autres ne pourraient pas se permettre.
À la même époque, la peinture moderne, en s’éloignant du réel, fait le choix inverse. Les toiles sont souvent de plus en plus empâtées, on fragmente, on géométrise. La peinture devient un spectacle en soi et s’éloigne du monde. Les figurations populaires, qui connaissent un grand développement au xxe siècle avec l’illustration, la BD et l’animation, reposent au contraire, comme chez Mucha, sur la recherche d’une lisibilité accrue des images. C’est, en particulier, le cas des BD adoptant le principe de la ligne claire. On aurait donc tort de croire que Mucha et l’art nouveau ont peu de postérité. C’est exactement le contraire. Raison de plus pour aller voir cette exposition qui, à chaque salle, promet une vraie fête pour les yeux.
À voir absolument : Alphonse Mucha, Musée du Luxembourg, Paris, du 12 septembre 2018 au 27 janvier 2019.