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Le soir où Alphonse Boudard m’a parlé de Madame de Saint-Sulpice sur le trottoir


Le soir où Alphonse Boudard m’a parlé de Madame de Saint-Sulpice sur le trottoir
Alphonse Boudard, 1986. © Hannah Assouline

Alphonse Boudard, prince de l’argomuche


Les Éditions Le Dilettante ont la bonne idée de rassembler les chroniques d’Alphonse Boudard (1925-2000) parues entre 1959 et 1999 dans les colonnes du Figaro, de celles du Monde, sans oublier les pages suggestives de Playboy, de Lui, et de tant d’autres. La dernière chronique du recueil se nomme « Merde à l’an 2000 ! »1. On retrouve le ton à la fois mordant et tendre de Boudard, un peu ronchon, sans jamais être fielleux. Il constate : « Nous y sommes et ça ne m’amuse pas du tout. D’abord parce qu’en l’an 2000, je vais attraper mes soixante-quinze piges et que, dans un avenir assez proche, pour moi, il n’y aura plus ni building ni transport aérien. » Le gamin de Paris, né de père inconnu, placé en province dans une famille d’accueil par sa mère, est happé par la camarde le 14 janvier d’un millésime qu’on imaginait apocalyptique et qui ne fut qu’un pâle feu d’artifice de préfecture. L’ensemble de ces articles permet de retracer la vie de l’écrivain, aristo de la rue et du verbe, aminche des artistes du Paris populaire, celui des arlequins – c’est-à-dire des restes des grands restaurants – et du brasero, oui, les aminches à gapette et gitane, « les vrais de vrais de la belle jactance ».

Ça commence crépusculaire avec la mort de sa mère que le fils révérait. Entre deux flics, Alphonse, menottes aux poignets, assiste à son enterrement. Il jette un bouquet de violettes sur son cercueil puis rejoint sa cellule, à Fresnes. Boudard se souvient : « Quelque part entre le boulevard de Grenelle et l’avenue de Suffren, le fantôme léger d’une jeune femme élégante comme on l’était en 1930 promène un petit garçon blond un peu rêveur. » C’est parti. Le garçon blond raconte la libération de Paris, engagé volontaire dans l’armée de De Lattre, blessé et décoré. Il est du bon côté de l’Histoire. Mais le jeune résistant tombe dans la délinquance, il cambriole, fréquente les malfrats, fait de la taule. Il a les poumons en dentelle. Il passe beaucoup de temps à l’infirmerie, avant de connaître les hôpitaux, puis le sanatorium. Celui qui ne possède que le certificat d’études lit beaucoup, les meilleurs, Stendhal, Tolstoï, Zola, Céline. Il burine son style, sait raconter des histoires, les siennes, car sa vie est un roman. Il hausse les épaules quand on lui parle du Nouveau Roman ou des auteurs qui font leurs gammes dans la revue Tel Quel. Le reproche principal : la vie ne passe pas dans leurs écrits. Boudard confie qu’il a beaucoup appris en lisant Zola. Il repère les mots d’argot, précis et indémodables, le « côté scénariste », les personnages qui deviennent des parangons. Nana, par exemple. « Nana, c’est la pute. Toutes les putes ne sont pas comme Nana, bien sûr… Mais dans toutes les putes il y a toujours un peu de Nana. »

La galerie des célébrités croquées par Alphonse Boudard est impressionnante. On y croise Marcel Aymé, Gen Paul, René Fallet, Louis Nucéra, Jean-Pierre Melville, Henri-Georges Clouzot, Michel Audiard, André Hardellet – magnifique portrait – Albert Simonin. Ce dernier, Boudard l’aime beaucoup. Il est l’auteur, entre autres, du polar Touchez-pas au grisbi (1952). Le cinéma lui a ouvert les portes, comme pour Alphonse avec son roman La Métamorphose des cloportes (1962) adapté au cinéma par Pierre Granier-Deferre. À propos d’Albert Simonin, Boudard souligne : « Derrière son argot, il y avait une écriture raffinée, un souci de la forme qui ne se permettait aucune négligence, aucune vulgarité. » On pourrait dire la même chose de l’œuvre de l’auteur des Combattants du petit bonheur (prix Renaudot, 1977).

A lire aussi, Thomas Morales: Tiens, voilà du Boudard!

Avec Boudard, il n’y a aucun tabou. Il parle de Lucien Rebatet, écrivain fasciste, journaliste à Je suis partout, hebdomadaire collaborationniste et antisémite, loue ses qualités littéraires, tout en rappelant ses prises de position politiques impardonnables. Privilège de celui qui a connu l’époque et combattu, le fusil aux aguets, les nazis. Il évoque également la fermeture des maisons closes, l’abolition de la peine de mort en donnant un avis pour le moins singulier. Au sujet de l’antisémitisme, Boudard précise que c’est la propagande nazie qui lui a fait connaître « le problème juif ». « Jusque-là, ajoute-t-il, Juif ne voulait pas dire grand-chose pour moi. » Le port obligatoire de l’étoile jaune, imposé aux Juifs, sur ordonnance allemande, est « une dégueulasserie ». À la fin de sa chronique, Boudard conclut : « L’antisémitisme en France semble une vieillerie. Certes, ça peut repartir, l’homme trouve toujours quelque bon prétexte idéologique, religieux ou raciste pour persécuter son semblable, surtout s’il est en état de faiblesse. L’avenir nous réserve certainement quelques surprises douloureuses. » Quittez les réseaux sociaux, côtoyez l’homme de près, ou, à défaut, lisez les écrivains nés dans la mouise, et vous y gagnerez en lucidité.

Avant de conclure, il revient à ma mémoire un souvenir datant de 1996. Alphonse Boudard venait de publier aux Éditions du Rocher, dirigé par le rusé Jean-Paul Bertrand, Madame de Saint-Sulpice, un roman truculent qui racontait l’histoire de Marie-Gertrude du couvent des Oiseaux, devenue Madame de Saint-Sulpice, prostituée de luxe tenant un bordel fréquenté par les curés du quartier. Georges Bataille aurait apprécié l’atmosphère décrite dans le bouquin. Je venais de sortir un essai sur Philippe Sollers et cela m’avait valu d’être invité au salon du livre de Bordeaux en compagnie de Boudard. Le soir, nous avions dîné dans un restaurant chic de la ville. Au menu : lamproie et bouteilles de Bordeaux. Le hasard avait bien œuvré car je m’étais retrouvé à la table de Boudard, auprès de lui. Il s’était gentiment moqué de Sollers, de sa littérature un peu « désincarnée ». Le serveur ne cessait de remplir les verres. Boudard rosissait. Malgré un poumon en moins, il ne manquait pas de souffle. Dans une langue imagée, il se mit à raconter des histoires plus drôles les unes que les autres. Ce fut une soirée inoubliable. À la fin du repas, sur le trottoir, il me confia, avec l’accent du Paris popu qu’il avait conservé : Les mémoires de Madame de Saint-Sulpice, je n’ai pas eu à inventer vraiment. Sa vie était extraordinaire. Et je l’ai connue ! C’était une sacrée gourmande. Elle savait ranimer la flamme des curetons prostatiques, et les autres !

Ce livre de chroniques est décidément une bonne nouvelle.

Alphonse Boudard, Merde à l’an 2000, Le Dilettante.

Merde à l'an 2000

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Les combattants du petit bonheur

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Madame... de Saint-Sulpice

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  1. https://www.causeur.fr/merde-a-lan-2000-de-alphonse-boudard-269357 ↩︎


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Pascal Louvrier est écrivain. Dernier ouvrage paru: « Philippe Sollers entre les lignes. » Le Passeur Editeur.

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