L’éditorial d’avril d’Elisabeth Lévy
Voilà un soufflet qui n’est pas près de retomber. La mandale de compétition que le comédien Will Smith a balancée en pleine poire à l’humoriste Chris Rock au cours de la cérémonie des Oscars a suscité plus de commentaires que la guerre en Ukraine (j’exagère à peine). Cette tempête dans une coupe de champagne (oui je sais, mais faire des blagues nulles est un droit de l’homme) a déjà eu deux conséquences très positives. D’une part, toute la France sait désormais ce que signifie « alopécie », maladie occasionnant la perte de cheveux dont souffre l’épouse de Will Smith, Jada Pinkett Smith. Et d’autre part, on a évité l’habituel prêchi-prêcha sur le fait qu’il n’y avait pas assez de femmes ou trop de Blancs – il est vrai que, comme le remarque Le Monde, avec un comédien sourd et une métisse lesbienne primés, trois maîtresses de cérémonie, dont deux Noires, sans oublier l’inévitable message de soutien à l’Ukraine, les Oscars ont fait un sans-faute. De plus, les deux protagonistes de l’incident sont « racisés », ce qui interdit toute interprétation vasouillarde sur le racisme du gifleur ou du giflé.
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Pour ceux qui respecteraient un jeûne médiatique, je résume. Sur scène, il y a Chris Rock, un comique qui, paraît-il, est même drôle. C’est une sorte de Haroun américain, très anti-woke, me souffle-t-on en régie. Il doit remettre le prix du meilleur documentaire. Il fait une blague assez mauvaise sur les cheveux courts de Madame Smith. Monsieur Smith, qui se trouve dans la salle, commence par éclater de rire et puis sans crier gare, il monte sur scène, flanque une grosse tarte au plaisantin et retourne à sa place, avant de hurler que plus jamais le nom de sa femme ne doit sortir de sa fucking bouche. Le gars qui vient de se faire démonter ne se démonte pas, mais un ange fort embarrassé passe dans une salle muette. Le plus rigolo, c’est que juste après, l’ombrageux mari, nominé pour sa prestation dans La Méthode Williams (King Richard), un film sur le père des deux sœurs championnes de tennis, reçoit l’Oscar du meilleur acteur. Et qu’il a le droit à une standing ovation – on suppose que c’est pour l’Oscar et pas pour la baffe, pourtant fort spectaculaire.
Le lendemain, le mari oscarisé et dégrisé présente ses excuses, expliquant que l’amour fait faire des choses folles. L’offensé semble passer l’éponge, en tout cas il ne porte pas plainte. Un rappeur inconnu de moi assure que tout est pardonné. Bref, ça pourrait finir comme il se doit à Hollywood, on s’aime et on aura beaucoup d’enfants.
Entretemps, on a assisté à un déferlement planétaire : d’après Le Monde, « 8 milliards d’occurrences quand on tape “Will Smith” dans Google ». Nombre de célébrités et la majorité des internautes condamnent avec la plus grande sévérité cet acte de violence inadmissible. Une écrivaine britannique d’origine nigériane se désole que Will Smith ait raté une occasion de donner l’exemple de la zen attitude (c’est moi qui traduis) à la jeunesse afro-américaine. Jim Carrey, l’immortel héros du Truman Show estime qu’Hollywood est devenu « une masse invertébrée » – et toc !, dans les dents ! Libération sollicite l’analyse d’un très sérieux comicologue, tout en évoquant une « altercation aux relents virilistes ». En clair, on a assisté à une explosion de masculinité toxique.
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La réacosphère, en revanche, prend le parti du mari outragé et de son geste tellement chevaleresque. La blague de Chris Rock n’était pas seulement misogyne, elle était empreinte de validisme (forfait consistant à se moquer des handicapés). C’est vrai, où va le monde si on peut se payer la tête de nos cantatrices chauves (elle chante, vous dis-je) ?
Pour une fois je suis d’accord avec la majorité bien-pensante. Pourtant, en général, je n’ai rien contre la masculinité toxique, c’est même plutôt le contraire. Si une femme se fait agresser dans la rue, j’espère bien que son mari, si elle en a un dans le coin, ou n’importe quel homme passant dans les parages, se portera à son secours. Sauf qu’il s’agit de tout autre chose. Nos preux chevaliers s’indignent d’une blague offensante pour Jada Pinkett Smith. Mais un comique qui n’offense personne, c’est une dame patronnesse. Une blague de bon goût, c’est un oxymore. Avec tout le respect que j’ai pour Madame Smith, comme disait ma chère grand-mère, elle grandira et elle oubliera.
C’est pas pour la ramener, mais moi-même, je suis souvent victime de plaisanteries petitophobes ou glottophobes. Vous conviendrez que ce n’est pas très gentil de se moquer de mon accent parigot alors que je rêve d’être princesse. Seulement, c’est bien plus marrant quand il y a une part de vrai. Ce qui m’offenserait encore plus que ces blagues, c’est qu’on ne les fasse pas pour ne pas m’offenser. Le pire qui pourrait arriver aux Noirs, aux juifs, aux nains et aux paraplégiques, c’est qu’on n’ose plus se moquer d’eux. Évidemment, Will Smith a eu tort. Pas seulement parce que la violence, c’est mal. Ce qui est encore plus criminel, c’est le manque d’humour.