Pour lutter contre le harcèlement à l’école, Gabriel Attal veut instaurer des « cours d’empathie ». L’intention est louable mais quels enseignants (eux-mêmes harcelés !) pourront inculquer cette discipline si peu scolaire? L’empathie est un apprentissage culturel, une vertu dont la transmission revient davantage aux parents.
Est-ce vraiment sérieux, Monsieur le ministre, ou bien le projet de dispenser dans les écoles françaises des « cours d’empathie » n’est-il qu’un placebo fabriqué à la hâte dans les officines gouvernementales afin de rassurer l’opinion publique, très préoccupée par les conséquences dramatiques du harcèlement scolaire ? Vous nous direz sans doute qu’on peut toujours tenter en France ce qui se pratique au Danemark avec un certain succès, et qu’on n’en est pas à une expérience pédagogique près. Au point où en est l’école de la République[1], pourquoi pas cette tentative-là en effet. Mais la politique de l’autruche étant devenue un sport national, d’autres ne manqueront pas de rappeler, citant Le Petit Chose d’Alphonse Daudet (1868), que les écoliers n’ont jamais été des anges et se défoulent depuis des lustres sur des souffre-douleur pris à partie, ridiculisés et parfois molestés par leurs condisciples. Ainsi l’école, dont on attendrait qu’elle pacifie les mœurs, serait-elle en fait gangrénée par une méchanceté endémique qu’un apprentissage de l’empathie permettrait de réguler à défaut de l’éradiquer. Soit. Mais enseignée par qui, et sous quelle forme ? S’agira-t-il d’ateliers où l’on apprendra aux enfants à se faire mutuellement des bisous comme d’autres étreignent les arbres, ou d’une instruction civique approfondie et élargie ?
Intention louable
L’intention est en soi louable : c’est en apprenant à « se mettre à la place de l’autre » – sens premier du mot empathie– que l’écolier agressif et violent parviendrait à modérer ses comportements et à ne plus faire subir à un camarade ce dont il ne voudrait pas souffrir lui-même. Si cette recette en soi irréprochable était toujours suivie d’effets, aurait-on connu au XXe siècle, dans des pays supposés civilisés, un nombre incalculable d’atrocités, et assisterait-on actuellement en France à une montée sans précédent de la violence ? Si l’empathie n’implique pas nécessairement qu’on éprouve de la sympathie pour celui ou celle dont on ressent ou au moins imagine le tourment, elle favorise la solidarité et crée ainsi du lien social. Mais n’est-ce pas l’école qui, lorsqu’elle fonctionne dans des conditions normales, est le lieu par excellence où les enfants apprennent ce qu’est l’empathie en découvrant que d’autres qu’eux-mêmes et leur famille d’origine existent et ont droit au respect ? À quoi bon des « cours d’empathie » sinon parce que l’école ne remplit plus sa fonction quand elle ne trahit pas sa mission ? Qui, parmi les enseignants déjà débordés par leur tâche et eux-mêmes harcelés, est formé pour cet enseignement ?
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Il revient en effet à l’instruction scolaire, et plus encore à l’éducation familiale, de former la sensibilité des enfants de telle manière qu’ils soient capables d’empathie pour autrui. On n’isole pas l’empathie comme on le ferait d’un objet d’étude qu’on pourrait dispenser en dehors ou à la place d’un processus de culture plus global qui forme la sensibilité autant que l’intelligence. Il y a empathie dès qu’on apprend à un jeune enfant qu’on ne mutile ni ne tue aucun être vivant pour s’amuser ou par simple curiosité. On cultive aussi l’empathie par l’apprentissage de la langue, à laquelle on s’identifie pleinement dès lors qu’on en maîtrise la syntaxe autant que les nuances, et par la confrontation aux grandes figures et événements majeurs de l’histoire qui appellent à suivre ou rejeter leur exemple. Empathie, enfin, grâce au respect réfléchi et consenti des règles de vie commune, sans lequel la « participation » à la souffrance d’autrui risque d’aggraver la « confusion des sentiments » (Stefan Zweig) qui sévit actuellement.
L’empathie n’est pas une discipline scolaire
Sans estime de soi, l’empathie pour autrui risque en effet de n’être qu’un leurre, qu’une contagion émotionnelle aux effets délétères. L’empathie véritable rend perceptible ce qui sépare autant que ce qui unit : se mettre à la place d’autrui certes, mais pas au point de s’identifier à lui comme le revendiquent les slogans interchangeables sur le mode du « nous sommes tous »… des migrants, des sans-papiers, des femmes battues, etc. Pour n’être pas aussi dangereuse que l’indifférence, l’empathie suppose qu’on ait conscience de ses propres limites et qu’on préserve une certaine distance, alors même qu’on tente de l’abolir en ressentant ce que souffre autrui. Poussée à l’extrême, elle n’est la vertu que des héros et des saints. La formation à l’empathie n’étant en rien une discipline spécifiquement scolaire, on peut tout aussi bien imaginer que son enseignement puisse être assuré par des psychologues, des praticiens formés à des disciplines traditionnelles (arts martiaux, méditation, yoga), voire par les représentants patentés des grandes religions qui ont elles aussi leur mot à dire sur l’attention aux autres, l’ouverture du cœur et la compassion envers les plus démunis.
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L’empathie, enfin, est-elle sélective ou devrait-elle s’adresser à n’importe quel humain ou non-humain : les animaux, les plantes, la nature et pourquoi pas les étoiles dont tout ce qui existe sur Terre est issu ? Sélective aussi du fait qu’elle s’exerce en priorité à l’endroit d’êtres humains en souffrance, malmenés par la vie, et pas de malfrats sans vergogne ou de criminels endurcis. Mais si l’empathie permet aussi de « comprendre » ce que par ailleurs on réprouve – les motivations des terroristes par exemple –, comment l’enseigner sans devoir choisir à qui elle s’adresse et qui elle exclut ? Il n’est donc pas impossible que l’enseignement de l’empathie à l’école alimente une nouvelle forme de déni : de la nature humaine, hélas toujours la même et capable du pire, et d’une société qui condamne le harcèlement sur un plan mais l’encourage sur un autre en tant que technique de vente, manipulation de l’opinion via la publicité, les médias et les réseaux sociaux. Alors bonne chance pour vos cours d’empathie, Monsieur le ministre !
[1]. Cf. le dossier « Rééducation nationale » dans le n° 110 de Causeur (mars 2023).