Frank Alamo est mort. Je vais aller rechercher la mallette-tourne-disque, avec le haut parleur intégré dans le couvercle et je vais écouter toute la nuit les 45 tours du plus beau gosse des années yéyé. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir une tante née en 48 qui vous a laissé son Tepaz et les disques qui vont avec quand vous aviez dix ans. On s’est drogué au paysage sonore français des années 60 durant toute notre puberté. Résultat, on ne comprend rien à rien à la musique dodécaphonique et on préfère Les Surfs à Pierre Boulez. Vous vous souvenez des Surfs ? Des petits malgaches, le seul authentique groupe hexagonal de doo wop. Les Platters du gaullisme qui vocalisaient en plein putsch d’Alger. « À présent tu peux t’en aller ». Un message subliminal pour le général Salan. Ce morceau- là aussi, Frank Alamo l’a chanté. On a tort de ne pas écouter davantage les paroles de ces ritournelles chromées comme des Cadillac et nerveuses comme les petites décapotables MG. Elles disent l’essentiel. C’est une Fanny Ardant dévastée par l’amour dans La Femme d’à côté de Truffaut qui explique que tout ce qu’on peut ressentir de plus violent est déjà dans les paroles naïves des chansons d’amour pour minettes romantiques. Par exemple, nous, et bien que l’on n’ait pas été une minette romantique, on a quand même soigné notre premier chagrin d’amour, l’année de la sécheresse, en écoutant de manière monomaniaque Pas cette chanson de Johnny Hallyday. C’était en 1976, quinze ans après le putsch d’Alger justement. Que cette blonde qui s’appelait Corinne nous ait préféré un grand de 3ème nous avait achevé. Putsch sentimental réussi.
Alors Johnny… Alors Pas cette chanson… :
Toi, que j’aime
Mais tu sais que tu mens
Toi, que j’aime
Mais tu sais que tu mens
Toi, que j’aime
Mais tu sais que tu mens
Tu mens, oui, oui, oui…
De toute façon, il y a prescription et on est littérairement couvert. Proust dans Les Plaisirs et les Jours a écrit un « Éloge de la mauvaise musique ». D’ailleurs, on n’est même pas certain que ce soit de la mauvaise musique. Quelque chose qui façonne l’imaginaire amoureux d’un petit garçon de douze ans, et pour la vie, ne peut pas être franchement néfaste.
Frank Alamo, ce qu’on aimait bien d’abord, chez lui, c’était son look. Cette pochette du 45 tours de Biche, oh ma biche. Il est allongé contre une roue de charrette. Il a un jean crème, une chemise bleu ciel, des boots et un blouson en daim. Le seul qui égalera cette virilité tranquille et mélancolique avec une allure similaire, c’est Steve Mc Queen dans Bullit. Frank Alamo et Steve Mac Queen : ils étaient les plus beaux pour aller danser même si l’on sait avec Norman Mailer que les vrais durs ne dansent pas. Heureusement qu’il y avait le regard battu de Sylvie qui voulait que l’on froisse sa robe et la grande indolence flexible de Françoise Hardy qui trouvait que, même en regardant les autres, elle ne leur trouvait rien, sinon on se serait laissés aller à l’homoérotisme sans s’en rendre compte.
Biche oh ma biche, sinon, dans son genre, n’est pas seulement le plus grand tube de Frank Alamo, c’est aussi une réévaluation de la pensée baudelairienne sur le maquillage. Frank Alamo, avec Baudelaire, n’est pas contre le fait de souligner au crayon noir de jolis yeux et de s’imaginer, biche, oh ma biche que ce sont deux papillons bleus. Mais il n’est pas, comme Baudelaire, définitivement ennemi du naturel et il le dit clairement à la fin de la chanson :
Laisse tes yeux sans rien autour
Pour moi, ma biche, quoi que tu leur fasses
Tes yeux sont les yeux de l’amour.
Il y a aussi l’inoubliable Allo mademoiselle maillot 38 37. Une chanson prophétique de la surveillance planétaire généralisée, une lecture anticipatrice de la société orwellienne du smartphone. On croit que Winston peut aimer Julia alors que leur histoire est sous contrôle de Big Brother, depuis le début. On exagère ? Si peu. Ecoutez plutôt…
J’ai votre numéro qui chante dans ma tête
Je viens de me le procurer
Par quel moyen ? C’est un secret!
Frank Alamo ne s’appelait pas Frank Alamo, évidemment. Comme Johnny, Eddy et Dick ne s’appelaient pas Johnny, Eddy et Dick. Je ne sais pas si Frank Alamo s’est rendu compte qu’il prenait pour pseudo un nom de défaite héroïque mais de défaite tout de même. On dit qu’il avait adoré le film homonyme de et avec John Wayne.
Frank Alamo est mort à 71 ans d’une sclérose latérale amyotrophique qui est une maladie absolument épouvantable. Pour ceux qui voudraient des renseignements, se reporter au Journal de Matthieu Galley, mort de cette saloperie en 1986. Le journal est caviardé et Grasset ne se presse pas de le rééditer mais c’est une autre histoire.
Frank Alamo, lui, a perdu héroïquement comme les défenseurs texans sur leurs remparts en ruines et moi, ce soir, je ne peux que chanter devant le vieux Tepaz avunculaire :
On a eu tort de vouloir nous séparer
On a eu tort aujourd’hui je peux bien l’avouer
Tout comme un enfant perdu
Je vais seul au long des rues.
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