Le témoignage édifiant d’une philosophe de Seine-Saint-Denis, confrontée au quotidien aux trafics
Monsieur le premier ministre,
J’entends vos belles déclarations de guerre de ce samedi 25 juillet à Nice contre le trafic de stupéfiants qui gangrène nos quartiers émotifs. J’entends de braves journalistes demander : « Alors, vous allez vraiment y rétablir l’État de droit ? » Et encore des responsables politiques se féliciter : « Nous serons désormais intraitables, la République aura le dernier mot ! ». Quant au courroux de la nouvelle « justice de proximité », dont nul ne sait en quoi elle peut bien consister, il sera terrible. Je me suis promenée ce week-end par chez moi, en banlieue, et je vous le confirme : les dealers, tous à leur poste comme à l’accoutumée, tremblent à la perspective d’une telle « fermeté » … Je passe sur la grandiloquente et comique « forfaitisation du délit de stupéfiant » à 200 euros, destinée aux fumeurs de joints et sans doute issue d’un génial cerveau de communicant. Alors, je vous entends et j’ai peur.
Une affolante déconnection du réel
Ce discours-là, M. le premier ministre, aurait été audible au début des années 1990. Aujourd’hui, il n’est même plus caduc ni suranné. Il est, sauf votre respect, grotesque. Mais vous avez un côté un rien désuet, démodé et vieille France qui fait justement votre charme et inspire confiance. Et puis vous venez d’arriver. Cependant, puisque vous vous exprimez sur ces questions, mieux vaut quand même prendre quelques nouvelles du monde réel avant de parler. D’autant qu’il s’agit de secrets de Polichinelle. Par exemple, que les drogues douces (cannabis et herbe) sont de facto en vente libre depuis belle lurette dans les faubourgs très accessibles de ce beau pays qu’est la France. Ou encore que ce trafic est structurellement indéracinable depuis deux décennies, et de façon tout à fait officielle depuis les émeutes de 2005.
J’ai peur, non pas de la réalité à laquelle vos annonces renvoient — je ne la connais que trop bien pour habiter en Seine-Saint-Denis depuis trente-cinq ans et m’y déplacer là où mes amis journalistes ne s’aventurent pas. J’ai peur, M. le premier ministre, de l’ingénuité que traduisent vos annonces. C’est en effet le mot qui me vient à l’esprit, car de deux choses l’une. Ou bien vos conseillers se moquent du monde et se disent qu’« emballer du vieux dans du neuf », pour reprendre la formule d’un ancien Directeur général de la police nationale (DGPN) un rien désabusé, fera une fois de plus l’affaire, l’abrutissement de l’été aidant. Ou bien vos déclarations témoignent d’une tragique déconnection du réel. Je pencherais pour la seconde hypothèse. Elle m’affole néanmoins.
Si vous voulez, je vous ferai visiter ma petite commune du 93 : les drogues douces y sont en vente libre
Comment vous expliquer ? Commencer peut-être par situer mon propos. Je vis dans une petite commune du 93 limitrophe de la capitale, où le commerce illicite que vous évoquez prospère à ciel ouvert, au vu et au su de tous, depuis le début du siècle. Si vous voulez, Monsieur le premier ministre, je vous ferai visiter. Vous mettrez un jean et des basquets, et je vous passerai une veste à capuche de mon fils (il est para, la carrure devrait correspondre). N’ayez crainte, les jeunes dealers de par ici, qui vivent en orbite sur une toute autre planète que la nôtre, ne vous connaissent pas. Et vous verrez, ma ville est très prisée des fêtards parisiens du week-end qui viennent s’y servir en cannabis pour une raison simple : elle est facile d’accès et encore reliée à la civilisation (même pas besoin de se hasarder dans un RER), d’où un désenclavement relatif et, de ce fait, des risques moindres pour les clients, dits « criquets ».
C’est ici que dès le jeudi ou le vendredi soir, d’étranges files d’attente s’allongent sur les avenues. Non pas devant les cinémas, comme au quartier Latin, mais devant les « fours », situés à deux encablures du métro, sur les façades desquels s’étalent en lettres immenses, visibles de loin, des enseignes du type : « Bienvenus ! On est ouvert H 24 », ou encore « De la “frappe“ [du bon shit] au gramme sept jours sur sept ». En général, ils affichent aussi les prix et les habituels menus-fidélité. Les flics leur ont bien répété cinquante fois : « Soyez gentils, effacez-nous ça ! », en vain. Il faut dire qu’étant donné l’affluence, la dernière tendance managériale, depuis un an, était aux trois huit : plutôt que de fermer bêtement à minuit, les gérants (caïds) ont instauré rotations et lits de camp dans les halls. Pour accueillir qui ? Pas tellement une clientèle locale comme dans les cités de banlieues enclavées et ultra-violentes des profondeurs du département où, comme vous le savez, plus aucune brigade de police ne peut envisager de se déployer. Car là-bas, c’est gang contre gang, les différentes polices faisant figure de gangs parmi d’autres, pas des plus redoutables. Dans mon marché aux stups, qui compte parmi les plus florissants de la ville de Paris, c’est plus tranquille et plus chic.
Un marché aux stups de la ville de Paris, ses fours, ses tartineurs et ses criquets…
Côté criquets, ce serait plutôt Paris et ses bobos en tous genres, donc. Mais aussi Paris et ses cadres supérieurs, ses gens du show biz, ses attachés parlementaires, ses photographes, ses éditeurs, ses graphistes, ses fils à papa. Car sachez quand même, Monsieur le premier ministre, que la France est un pays où presque tout le monde fume de l’herbe de temps à autre, y compris nombre de « serviteurs de l’État » qui envoient leurs chauffeurs faire les « courses ».
Petit point de vocabulaire : un « four », comme il en existe tous les 300 ou 400 mètres dans certaines banlieues, désigne un lieu de deal dont le chiffre d’affaires moyen tourne autour de 20 000 euros nets par jour. Il y a deux ans, le champagne a été sabré au soir du 31 décembre : le million de bénéfices venait d’être dépassé ! Dans ces cages d’escalier dédiées, officient sept jours sur sept et douze mois sur douze des « tartineurs » : des vendeurs rémunérés 150 euros par jour et, cela va de soi, toujours mineurs de façon à ce qu’ils ne prennent jamais la moindre sanction si d’aventure ils devaient se retrouver en garde à vue. Il en va de même pour les guetteurs, postés en étoile tous les cinquante mètres autour des fours, sur une vaste distance. Le procédé est ingénieux et la stratégie imparable. Ainsi, quand une compagnie de police à qui viendrait la curieuse idée de procéder à une descente musclée arrive sur les lieux, il n’y a plus rien. Ni barrettes de shit, ni pochons d’herbe. « Détronchés » de loin par les guetteurs, les flics se retrouvent face à une bande de jeunes bavardant sur le trottoir. De là, aussi, la frustration croissante de ces derniers, empêchés de faire leur métier.
Mais je vous rassure, ces interventions policières sont très rares. Et quand elles ont lieu, le trafic reprend cinq minutes après. Les shérifs de terrain, abandonnés depuis plus de vingt ans par leur hiérarchie comme par la justice, ne se donnent plus cette peine. D’autant que, je ne vous apprends rien, les prisons sont pleines. Voyez-vous, je suis passée ce dimanche, en fin de journée, devant un four à l’entrée duquel votre police a placé il y a quelques mois deux ou trois caméras de surveillance, dont tout le monde se moque. Juste en face (sans doute l’effet de vos martiales déclarations), j’ai aperçu le véhicule banalisé (à force, on les repère vite, c’est toujours les mêmes…) d’une Brigade spécialisée de terrain (BST), les ex-unités territoriales de quartier censées faire partie des dispositifs de lutte contre les violences urbaines. Vos hommes sont restés plantés là une petite demi-heure, histoire de harceler un peu par leur présence ou de faire semblant, puis sont repartis sous les huées des dealers : « C’est ça, cassez-vous ! ». Bien entendu, le service a aussitôt repris.
« Par chez moi, on fait guetteur en CE 1 puis dealer en CM 2 »
En outres, ces fours qui, selon la topographie, déploient leurs étals en bas ou dans les étages des cages d’escaliers, sont le cas échéant situés à deux pas d’un commissariat inauguré par le président Sarkozy ou d’un siège de Conseil régional. Remarquez, ce sera sympa si vous venez : nous pourrons aller y boire un verre pour nous remettre de notre convivial café au four, à bavarder avec de jeunes chômeurs discriminés dont « aucun ne doit être laissé au bord du chemin ». Si le ministre de l’Intérieur voulait être de la partie, il serait naturellement bienvenu.
Vous verrez, au passage, le côté moins souriant de cette histoire, celui dont vous semblez toutefois avoir conscience. Je veux parler de la barbarie, de l’auto-ghettoïsation et des meurtres continuels que ce sombre trafic génère, pour ne rien dire de l’échec scolaire des bambins élevés dans cet univers sordide, qui font guetteurs en CE 1 puis dealer en CM 2. Près de chez moi, le plus jeune tartineur du four a 9 ans. Et avec un peu de chance, ils finissent à 25 ans dans les bras d’un prédicateur djihadiste étant donné l’absolue misère de leur existence et la vigueur avec laquelle nous combattons ce fléau-là aussi. Je n’ai pas ici en tête leur misère matérielle, tous gagnant dix ou vingt fois plus qu’un universitaire sous-payé en fin de carrière, mais plutôt leur misère spirituelle, intellectuelle, émotionnelle et morale.
Pendant le confinement : des Tchétchènes pour assurer « l’ordre républicain » ?
Je sens poindre dans votre esprit une question pertinente : mais comment ont-ils fait pendant le confinement ? Cet épineux problème s’est en effet posé aux « autorités ». Bien avant que n’éclatent, à la mi-juin, les violentes émeutes urbaines de Dijon, l’édile local eut ainsi la lumineuse idée de déléguer à des réfugiés tchétchènes baraqués (et réglés au noir) le soin de surveiller les fours pour limiter les allers et venues. Inutile de préciser que ces singuliers auxiliaires de police se sont aussitôt entendus avec les patrons des lieux (ils n’avaient guère le choix), qui ont poursuivi leur trafic dix mètres plus loin. Il faudrait vérifier si la Constitution prévoit que des Tchétchènes, un peuple rude et noble par ailleurs, assurent le relais de l’ordre républicain en cas de « nécessité ».
Que ces commerces de proximité aient continué de tourner s’est néanmoins avéré appréciable puisque, des semaines durant, les fours, se substituant cette fois l’impéritie de l’État (mais nous ne sommes plus à une virgule près dans le 93) étaient les seuls à vendre… des masques, des gants et du gel hydro-alcoolique. Ils assurèrent ainsi, à leur manière approximative, la sécurité sanitaire d’une cohorte d’effacés de la terre, ces « gens de rien » rebaptisés pour l’occasion « travailleurs essentiels » — caissiers, chauffeurs, livreurs ou aides à domicile. Une camionnette du Conseil régional d’île-de-France est bien passée début avril avec un responsable à la sécurité, mais c’était pour distribuer des masques aux membres de leur famille et aux connaissances. Ce même jour, le pharmacien du coin, qui n’avait plus de quoi pourvoir le personnel médical du quartier, s’effondrait.
D’autres scènes folkloriques du même genre émaillèrent le confinement. Comme ce jour où une voiture de la BAC-93 (les frustrés évoqués plus haut), croisant à la sortie d’une supérette un groupe de trois garçons discutant à bonne distance les uns des autres, ralentit et leur lança : « Ouais, continuez comme ça, les racailles, ça nous fera moins de boulot après ! » Sans sortir de leur voiture, bien entendu. Dommage car, pour le coup, ils s’adressaient à trois jeunes soldats de retour du Sahel, servant au sein d’une des unités parachutistes les plus prestigieuses de France. Il arrive en effet que les jeunes de cité ne fassent pas dealer.
Pourquoi le trafic de drogues est désormais indéracinable
Lors de votre visite, vous comprendrez néanmoins, Monsieur le premier ministre, pourquoi ce commerce illégal est désormais indéracinable. Vous aurez beau grimper aux murs, rien n’y fera. Ce ne fut pas toujours le cas. Vers la fin des années 1990, ses assises étaient encore fragiles, son organisation et ses gérants moins professionnels : l’État aurait pu jouer son rôle. Mais à l’époque, on préférait regarder ailleurs si bien que le problème ne se posait pas. Puis survinrent les émeutes de 2005 et le choix officieux fait en conséquence : acheter la paix sociale et plus ou moins fermer les yeux.
Voyez par exemple vos annonces de samedi sur l’octroi de pouvoirs accrus à la police municipale, juste pour vous donner une notion du décalage abyssal entre le lyrisme et le réel. Vu de chez moi, le propos est du plus grand comique. De prime abord, voilà une excellente idée. Mais tandis que vous parliez ce 25 juillet, à combien s’élevaient à votre avis les effectifs de la Municipale de façon à ce que « force reste à la loi » dans mon célèbre marché aux stups ? Je précise que nous y avons des morts, et des blessés par règlements de compte, depuis un mois. Et bien nous avions ce week-end, en tout et pour tout, deux policiers municipaux et un seul véhicule… Je ne suis pas certaine que la surcharge de travail que vous leur promettez les réjouisse. Ni ne règle le moindre problème.
L’ennui, c’est que vous arrivez trop tard. Trop tard quand ces trafics constituent, depuis deux décennies, l’inévitable appoint des allocations et de la précarité intérimaire. Des centaines de milliers de familles y émargent en France, autant dire des banlieues entières et, dans le cas du 93, l’ensemble du département. Imaginons un seul instant, pour les besoins de l’analyse, que ce commerce soit durement frappé par des méthodes novatrices en tout. Ce serait l’insurrection immédiate et le pays se retrouverait, du jour au lendemain, en état de quasi guerre civile. Au point où nous en sommes de la déliquescence de nos banlieues, telle est la dure réalité à laquelle tout responsable se heurte fatalement, avec le résultat que nous savons. Les nuisances engendrées par ce trafic ? La saleté, le bruit, le spectacle quotidien offert aux enfants ? Les enveloppes que les gérants déposent dans les boîtes aux lettres des résidents en fin de mois compensent. Vous vous époumonez, M. le premier ministre, à déclarer que « la seule loi qui vaille, c’est la loi républicaine ! » et nous sommes bien d’accord sur ce point, sauf que la seule loi qui règne depuis vingt ans en banlieue, et encore ce lundi matin, deux jours après vos annonces, c’est celle du silence.
La mondialisation par le bas, le chat et la souris
Il se trouve en effet qu’à force d’absence perpétuelle de l’État, un écosystème parfaitement éprouvé a fini par se mettre en place de sorte que ces trafics — qui relèvent à leur façon de la mondialisation par le bas, ce que vous peinez à comprendre— ne sont plus délogeables. Ce n’était pas une fatalité, ce fut pour ainsi dire une politique. Un petit jeu du chat et de la souris entre flics et dealers qui persiste aujourd’hui pour la bonne forme républicaine, lequel jeu s’est pérennisé au fil du temps, finalement adopté, faute de mieux, par l’ensemble de ceux qui vous ont précédé s’agissant de garantir la paix sociale. Un rien piteux, mais plus d’autre option. Concrètement, cela donne quoi ? Nous sommes un jour de semaine devant un four. Les flics s’annoncent, on entend donc crier « Artena, Artena ! » de guetteur en guetteur, la version contemporaine du « 22, v’là les flics ». Les jeunes se marrent, les criquets se dispersent pendant dix minutes ou vont boire un café en attendant, la came disparaît et vos agents font chou blanc à tous les coups. Parfois, non. Ils coursent un « petit » en train de s’enfuir, découvrent quelques barrettes sur lui et le placent en garde à vue, d’où il sort le lendemain.
Et quid des « nourrices », de ceux qui gardent l’herbe chez eux (une activité elle aussi lucrative) ? Sachez à cet égard que, bien souvent, ces lieux n’abritent pas une ou deux planques. C’est tout le bâtiment qui est concerné. Que faire ? Dynamiter les immeubles ? Ce n’est pas une plaisanterie. Il paraît que la puissance publique l’envisage dans le cas d’une cité des environs, particulièrement prospère.
La banlieue, un écosystème complexe
Il est encore un autre aspect de cet écosystème qui vous échappe : c’est sa dimension à la fois culturelle, celle du savoir-faire, et générationnelle. Les caïds qui tiennent aujourd’hui les banlieues sont nés dans les années 1990. Ils n’ont connu que cela : le commerce de drogues douces, comment assurer les livraisons, les écouler et blanchir les gains. Et aujourd’hui, les petits frères imitent les grands, qui leur ont transmis leurs talents. Or, au-delà d’une génération née et « élevée » dans cette sous-culture, le point de non-retour, M. le premier ministre, est atteint. L’actuelle génération de dealers 3.0, nés en France, est au moins aussi perdue et désintégrée que la « génération djihad » bien décrite par Gilles Kepel.
À propos d’écosystème et en l’absence d’État, je vous raconte une dernière petite histoire. Comme vous le savez, plusieurs policiers de la Compagnie de sécurisation et d’intervention de Seine-Saint-Denis (CSI 93) se sont vus placés, lundi 29 juin, en garde à vue par l’Inspection générale de la police (IGPN). Le motif ? Détention, transport de stupéfiants et vol, entre autres broutilles. La presse en a fait grand cas. Une bonne partie de cette joyeuse bande sévissait de fait dans mon quartier depuis un bon moment. Les anecdotes étaient amusantes. Ainsi, à chaque fois que tel ou tel délinquant se faisait coincer avec 5 kilos de cannabis et 50 000 euros, il ne restait de ce butin, à l’arrivée au commissariat, que 500 grammes et 5 000 euros… Et, naturellement, personne pour s’en plaindre. Chaque semaine, ces Messieurs prélevaient par ailleurs leur dîme sur les fours dans l’arrière-salle d’un café, et c’est ainsi, bon an mal an, qu’un calme relatif était maintenu.
Ripoux régulateurs : depuis leur chute le 29 juin, c’est le Bronx dans le 93 !
En effet, les « ripoux » veillaient, pour la bonne marche de leurs affaires, à ce que chaque dealer reste bien assigné à sa boutique et ne louche pas sur celle du voisin. Depuis leur chute, il y a un mois, c’est le Bronx ! Au point que nous n’avions pas connu pareille insécurité quotidienne depuis plus de cinq ans. De fait, la chute des ripoux régulateurs a eu pour effet immédiat de raviver les luttes transversales entre territoires. Depuis ce début juillet, à 200 mètres de Paris, sachez ainsi que des milliers de gens, dont je fais partie, font leurs courses la peur au ventre pour cause de règlements de compte incessants et en pleine rue, au beau milieu de l’après-midi, entre la boulangerie et le bureau de poste. Notre vue s’aiguise : aller chercher une baguette exige que l’on guette les T-Max… Un T-Max, c’est un gros scooter à la mode. Si vous avez deux types à bord roulant vite, dont le passager est susceptible de porter une arme (ce n’est pas non plus cela qui manque par ici), le premier réflexe à avoir est donc de se plaquer au mur, par prudence. Je n’ai pas lu beaucoup d’articles dans la presse sur les effets co-latéraux dramatiques de cette belle opération « mains propres ».
Depuis, d’autres flics ont remplacé ceux de la SCI : des Bretons et des gars de Bayonne, corrects et usant du vouvoiement en cas d’interpellation. Moins frustrés sans doute que leurs prédécesseurs, ils sont donc moins violents et les tabassages de dealers (sans cesse remis en liberté) ont même cessé. Les braves gens, eux, regrettent les ripoux qui garantissaient au moins leur tranquillité. M. le premier ministre, va-t-il falloir réclamer, pour être protégés, de les remettre un peu en liberté ?
Rendez-nous, faute de mieux, le dealer de notre quartier, il y assurait un ordre suisse !
J’aurais encore une ultime requête, mais il est probable qu’elle n’aboutisse pas davantage : pour notre malheur, le chef dealer qui habite une jolie maison à une rue de chez moi, est lui aussi tombé, sans doute balancé par les ripoux. Mon petit coin ressemblait auparavant à une sorte de Suisse enclavée dans le 93. Pour une raison simple : la famille nombreuse du jeune homme vivant ici, un ordre quasi germanique régnait et zéro trafic dans le périmètre. Pas une seule « incivilité », pas un chewing-gum par terre, pas un portefeuille volé et jamais une agression. Depuis qu’il n’est plus là, une petite armée de « bledards » (un bledard, c’est un Maghrébin sans papier qui n’a rien à faire en France) s’est installé dans un squat, dans une rue parallèle à la sienne et à la mienne. Ces clandestins étant amateurs de crack, nous avons dû supporter, cet été, une augmentation effarante du nombre d’attaques à la personne et de cambriolages, que « notre » dealer n’aurait jamais laissé faire.
Pendant la première quinzaine de mois, les appels désespérés des riverains à la police n’ont rien donné. Ils se pointaient, verbalisaient les sans-papiers, repartaient et rien. Les blédards étaient, pour de mystérieuses raisons, intouchables. Une petite milice « beure » improvisée a donc dû prendre les choses en mains, excédée par les agressions à répétition sur leurs sœurs, leurs tantes ou leurs grand-mères. Ils ont réglé le problème à leur façon. Quelques blédards se sont retrouvés aux urgences, les autres ont déménagé illico du côté des docks du bord de Seine, où s’installent de nombreux bobos. Par ici, ils ne reviendront pas. Pour ajouter une touche de couleur à ce tableau, nous avons également, à 300 mètres, un bidonville de Roms, qui ont pris leur quartier depuis quelques années tout le long du périphérique. Ce fut un peu compliqué au début, la police fut même alertée, mais pour le même résultat que d’habitude : néant. C’est ainsi que quelques jeunes gens dévoués ont été, là encore, parlementer avec les chefs de clan. Pour les Roumains, j’ai servi de traductrice. Depuis, la cohabitation se passe relativement bien. Nous irons aussi y faire un tour, si vous y tenez.
Voilà en tout cas, M. le premier ministre, où nous en sommes désormais aux portes de Paris. Et voilà pourquoi vous n’y êtes pas malheureusement pas du tout, et allez échouer là où tous les autres ont échoué avant vous, quelle que soit la sincérité de leur détermination, qui n’est pas davantage en cause que la vôtre. C’est une toute autre approche qu’il faut aujourd’hui mettre en place pour sortir de cette vaste hypocrisie, sauf à continuer de se ridiculiser par des effets d’annonces parfaitement creux. Le temps presse. J’ai mon idée, mais cette lettre est déjà trop longue.
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