Tout cela a eu lieu bien avant la grande explosion de 1969 à Woodstock. Bien avant que la révolte ne se dénature et ne s’impose en tant que Nouvel Ordre social. Cela a eu lieu à l’époque où Allen Ginsberg – alors manœuvre – gagnait 29 dollars par semaine quand sa piaule à Manhattan ne lui coûtait que 48 dollars par mois. « Le rapport était de un à quatre… C’était une époque bien plus tempérée que l’actuelle… Économiquement vivable. Aujourd’hui, tout le salaire d’un gamin qui vit de petits boulots passe dans le loyer – 1 000 dollars ! », commente Ginsberg, face à une photographie qui le représente sur le toit d’un immeuble de Lower East Side avec, en fond, une vue plongeante sur Tompkins Park. Prise à l’automne 1953 par William Burroughs, elle est incorporée dans un film documentaire à voir, entre autres pièces d’archives de la « Beat Generation », au Centre Pompidou de Metz.[access capability= »lire_inedits »]
Pour avoir poussé un « hurlement de défaite », selon la formulation du poète William Carlos Williams, défaite qui n’en était pas vraiment une puisque vécue « comme une expérience ordinaire », Allen Ginsberg s’est imposé en principal catalyseur et figure tutélaire des beatniks. Les organisateurs de l’exposition l’ont choisi pour guide dans ce labyrinthe de films, d’enregistrements d’entretiens ou de lectures publiques qui outrepasse les frontières d’une présentation muséale linéaire et didactique. Les premiers vers du Howl (« hurlement », en français), publié aux États-Unis en 1956 et aussitôt censuré à cause de sa prétendue obscénité, justifient le choix : « J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus, se traînant à l’aube dans les rues nègres à la recherche d’une furieuse piqûre… ». Dédicacé à Kerouac, « nouveau Bouddha de la prose américaine », ce qui était un compliment dans la bouche de Ginsberg, mais aussi à William Burroughs et à Neal Cassady, le poème résonne au rythme effréné du be-bop avec ses passages phrasés, fulmine tout son content, n’épargnant ni les « pédés de la publicité » ni la « suffocante moutarde des rédacteurs en chef intelligents » ni même ceux qui se tailladent les poignets « trois fois de suite sans succès » et finissent par « ouvrir des magasins d’antiquités ». Il y aurait eu de quoi rigoler si le gotha beat n’avait pas mis « sa chair sur la table », comme disait Céline quand, simplement, il voulait dire qu’écrire, écrire vrai, nuit gravement à la santé. Nomen omen, Ginsberg a aussi dédié Howl à un certain Carl Solomon, dont il avait fait la connaissance pendant son internement dans un hôpital psychiatrique en 1946.
La question demeure néanmoins : comment s’émouvoir encore de ces destins vécus sur le fil du rasoir « avec des rêves, avec de la drogue, avec des cauchemars qui marchent, l’alcool la queue les baisades sans fin » dès lors que tout le monde, à commencer par les très sérieux traders de La Défense, sniffe plus ou moins régulièrement, se vante d’avoir une sexualité débridée, du moins dans la sphère virtuelle, et fait des cauchemars ? Une des séquences les plus cocasses d’une interview de Jack Kerouac accordée à une chaîne de télévision américaine le montre en gros plan, le visage enflé par l’alcool, marmonnant avec un profond dédain : « J’ai été arrêté il y a deux semaines par les flics. Le policier m’a dit : je vous arrête pour déchéance ! » Si plus personne ne se fait arrêter pour déchéance, c’est principalement en raison du fait que la déchéance s’est « démocratisée » au point de devenir une banalité, le destin du commun des mortels.
Kerouac s’est très tôt rendu compte de l’effet pervers d’une contestation généralisée. Au détour de l’année 1957, l’auteur de Sur la route revendiquait déjà son catholicisme, irrité par le « bouddhisme de mode » dont il se sentait responsable d’avoir facilité l’expansion avec ses écrits. « Dieu bénisse le New York Times de n’avoir pas effacé le crucifix comme si ça avait été une faute de goût », déclare-t-il au sujet de sa photo publiée par le journal et sur laquelle il s’exhibe avec une croix imposante pendue au cou. Diluée dans le sentimentalisme gnangnan du « Flower Power », érigée en dogme par les mouvements écologistes dont les membres siègent désormais dans des gouvernements de droite comme de gauche, caricaturée par le bricolage spirituel du New Age, l’idéologie beatnik s’est bazardée plus qu’elle ne s’est essoufflée. Ses épigones forment l’avant-garde de la police de la bien-pensance, parfaitement disposés à surveiller et punir leurs gourous initiatiques. Avant de mourir d’un cancer du foie en 1997, à l’âge respectable de 71 ans, Ginsberg s’est fait bien taper sur les doigts pour avoir manifesté son soutien à l’Association nord-américaine pour l’amour entre les hommes et les garçons. Ce qu’il avait alors qualifié d’« hystérie anti-pédérastie » lui aurait trop rappelé l’hystérie anti-homosexuelle qu’il combattait dans sa jeunesse. « L’idée me vient que je suis l’Amérique », écrivait-il à ses débuts. Dommage que l’Amérique ne soit pas et n’ait jamais été lui. Lui, Ginsberg, avec son intransigeance vis-à-vis de la liberté de penser, aussi radicale qu’elle puisse paraître, et son goût de la vérité dénudée, pas toujours agréable à voir, à l’image de cet autoportrait de lui en vieil homme nu et désabusé. [/access]
Exposition « Beat Generation/Allen Ginsberg », à voir au Centre Pompidou de Metz, 1, parvis des Droits-de-l’homme, jusqu’au 6 janvier 2014, chaque jour de 11 heures à 18 heures (sauf mardi, jour de fermeture hebdomadaire).
*Photo: Creative Commons Attribution
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