Le phénomène des attaques anti-immigrés atteint en Allemagne une ampleur nationale, ayant dépassé le stade d’incidents isolés qui auraient touché quelques villes de l’est en proie au chômage massif et à la pauvreté. Tel est en substance le constat dressé par le gouverneur de Saxe-Anhalt, Reiner Haseloff, après qu’un incendie a ravagé le bâtiment flambant neuf qui devait accueillir ce mois-ci quelque 40 réfugiés dans la ville de Tröglitz. Construite dans les années 1930 pour loger des ouvriers, la tristounette bourgade est tombée dans l’instabilité au moment de la réunification, frappée par la fermeture de la mine et le licenciement de près de 5000 personnes. Un profil urbain « à risques » donc, ce qui n’a pas échappé aux autorités locales. L’annonce de l’ouverture d’un local destiné à loger des étrangers a été précédée d’une réunion publique dont la tenue n’a pas permis de présager de la suite des événements, malgré le mécontentement exprimé tant par les membres du parti néo-nazi NPD que par le voisinage : « Les étrangers reçoivent beaucoup d’aides et nous rien ! ».
Si la précarité et un sentiment d’injustice sociale sauraient expliquer l’incident de Tröglitz, il n’en est pas de même pour Escheburg, situé à trente minutes de route de Hambourg. Là, c’est un duplex en bois qui a été la proie des flammes avant qu’une famille d’Irakiens ait eu le temps de s’y installer. Sa localisation à proximité immédiate d’un terrain de golf a fortement déplu aux habitants. Un d’entre eux -ni un skinhead ni un extrémiste de droite, mais un agent du Trésor public- a avoué être l’auteur de l’incendie. Comme beaucoup de ses voisins, il se disait inquiet pour sa femme et ses enfants à qui il voulait offrir l’opportunité de grandir dans un environnement protégé. Son procès sera accompagné de séances de médiation, autant dire de psychothérapie, organisées à l’intention de tous les villageois à l’initiative du pasteur et avec le soutien d’un groupe d’experts en résolution de conflits. Il reste à craindre qu’il sera plus difficile d’appliquer la même méthode, susceptible de conduire les Allemands à se projeter dans une radieuse diversité aux côtés de leurs nouveaux voisins, à l’échelle d’une ville comme Dresde, sans parler du pays tout entier. Or même le cosmopolitisme berlinois paraît à présent suspect. Si les DJ anglophones ou autres vidéo-concepteurs branchés y sont toujours les bienvenus, les demandeurs d’asile le sont moins à en juger par rapport à la récente explosion d’origine criminelle dans un centre multiculturel du quartier de Kreuzberg.
L’attitude des autorités face au fléau -c’est le cas de le dire- se révèle aussi louable qu’inefficace. Jusqu’à présent les incitations financières à dénoncer les malfaiteurs xénophobes n’ont pas donné les résultats espérés, même dans les communes aussi métissées que Germering, près de Munich, où la population locale a pris l’habitude de cohabiter avec les émigrés venus de plus de 120 pays différents. Bien que la destruction par le feu du refuge de Gremering en 2014 ait ému tout le monde, personne ne s’est pressé pour aider la police à identifier les suspects. Pourtant il serait exagéré de dire que l’Allemagne est en flammes. Comme il serait futile d’affirmer, d’après Christine Lüders de l’Agence fédérale contre la discrimination, que « quand on commence par brûler les maisons on finit par brûler les gens ». Il serait peut-être plus approprié d’évoquer l’atmosphère à la fois glaçante et atrocement drôle de « Dramuscules » de Thomas Bernhard, avec notamment la scène finale où deux personnages féminins pensent avoir vu un corps au bord de la route, puis comprennent leur erreur : « Rien que des affiches à croix gammée et nous on a pensé que c’était un mort ! ». Fort heureusement, pas de morts en Allemagne, du moins pour l’instant. Quant aux croix gammées, comment soutenir sensément que les 10 000 participants aux manifestations organisées à Dresde l’hiver dernier par le mouvement Pegida (l’acronyme allemand de « Européens patriotiques contre l’islamisation de l’Occident ») pour dénoncer l’immigration économique, étaient tous et restent à jamais des nazillons au fond de l’âme ? 34% des Allemands, selon le sondage d’opinion publique réalisé par l’hebdomadaire Der Spiegel, partagent le constat de Pegida sur l’islamisation croissante de leur pays. Seraient-ils forcément les héritiers de l’idéologie du IIIème Reich et des promoteurs de la vague de violence à l’encontre des immigrés ?
Les spécialistes et les hommes politiques allemands sont à ce sujet partagés, sinon contradictoires. Depuis le débordement de la manifestation anti-islam à Cologne en octobre dernier, qui a laissé KO quelques 49 policiers, les services de renseignement et de sécurité prennent l’affaire très au sérieux. Une centaine de membres de divers groupuscules d’extrême-droite auraient été interrogés et placés sous surveillance. Cependant le ministre de l’Intérieur de Saxe, Markus Ulbig, rappelle non sans raison, que qualifier un tiers de la population allemande de sympathisants nazis créerait plus de problèmes qu’il n’apporterait de réponses. Et pour cause. D’une part, les supporteurs de Pegida se recrutent dans les classes moyennes, votent CDU et se reconnaissent dans le logo du mouvement qui représente un bonhomme jetant à la poubelle un swastika, un drapeau communiste et un autre de l’Etat islamique. D’autre part, les références et les alliances qu’on dirait « contre-nature » des différentes mouvances anti-migratoires rendent les tentatives de simplification caduques. À Dresde, un tribun anonyme de Pegida a commencé son speech par le célébrissime « I have a dream » de Martin Luther King pour avancer que puisque son rêve de cohabitation pacifique des gens de toutes les cultures et tous les horizons n’était justement qu’un rêve, il fallait bien se rendre à l’évidence d’une guerre qui ne dit pas son nom. En outre, c’est en scandant le slogan « Nous sommes le peuple ! », repris des manifestations de masse qui ont conduit à la chute du mur en 1989, que défilaient, bras dessus bras dessous, les petits bourgeois exaspérés et les brutes aux crânes rasés. « Les mamies nous adorent ! » a-t-on pu lire ensuite sur le forum des hooligans reconvertis en chasseurs de salafistes.
Le mouvement «Hooligans gegen Salafisten », autrement dit « Les hooligans contre les salafistes », ou simplement Hogesa, est un avatar le plus surprenant de la mobilisation contre la réelle ou fantasmée l’islamisation de l’Allemagne. Formé des éléments les plus violents parmi les supporters d’équipes de foot adverses, lesquels s’emploient habituellement à se bastonner les uns les autres, Hogesa a remporté le pari de rassembler casseurs professionnels et citoyens ordinaires sous une même bannière. Fort de quelques 16 000 membres, le mouvement entretient des relations opaques avec Pegida. Quelques-uns des sympathisants de Pegida, les plus remarqués par la police, appartiendraient en effet également à Hogesa. Non moins évidents s’avèrent les liens entre les hooligans et l’extrême-droite. Certes, certains d’entre-eux arborent des tee-shirts avec des symboles néo-nazis, mais officiellement leurs chefs se distancient de la moindre affinité avec le NPD.
Bref, il y aurait un degré dans l’infamie que mêmes les vandales les plus abrutis ne seraient pas prêts à franchir. Ainsi, tout en refusant catégoriquement l’étiquette d’extrême droite néo-nazie, les hooligans clament leur admiration pour le groupe de rock Kategorie C, dont le couplet le plus connu est : « Aujourd’hui ils coupent la gorge des moutons et des vaches, demain ils peuvent couper la gorge des enfants chrétiens ». Il faut croire qu’il en va de même pour les simples citoyens. Sinon comment expliquer le succès phénoménal du blog anti-islam « Politically Incorrect » avec ses 70 000 visiteurs par jour ? Ou encore l’intérêt suscité par le site web « Nuremberg 2.0 Germany » dont les animateurs voudraient traduire devant un tribunal cent personnalités politiques allemandes, y compris le Président Christian Wulff, pour avoir contribué à l’islamisation du pays ? Enfin, c’est l’ancien journaliste du très respectable quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung, Udo Ulfkotte, qui bat tous les records de popularité en publiant sur son site des allégations contre les musulmans qui auraient délibérément contaminé des produits alimentaires européens avec de la matière fécale. À n’en pas douter, s’il était encore parmi les vivants, Thomas Bernhard saurait concocter de tout cela une délicieuse petite pièce intitulée Djihad fécal. Au moins, nous aurions de quoi rire un bon coup.
*Photo : Jens Meyer/AP/SIPA. AP21720225_000007.
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