Dans la mêlée confuse engendrée par la réforme du collège portée par Najat Vallaud-Belkacem, ses partisans comme ses détracteurs n’ont guère éclairé le débat en invoquant des expériences étrangères, bien au contraire. Alors que l’on ne cesse de brandir le modèle allemand à tout propos, et hors de propos, pour dénoncer notre incapacité à maintenir nos industries, à faire prospérer nos exportations, voire à extirper notre gauche de ses oripeaux marxistes (ah ! Bad Godesberg !), on évite de regarder outre-Rhin lorsqu’il existe, là bas, quelques idées bonnes à prendre. Les modèles finlandais, coréen (du Sud !) ou canadien ont été convoqués par les amis de Mme Vallaud-Belkacem pour prouver que le collège unique de la 6e à la 3e n’était pas un obstacle à l’obtention d’excellentes places dans l’étude PISA de l’OCDE. Ils oublient de mentionner que d’autres pays performants, comme Hongkong, Singapour ou Taïwan caracolent en tête de ce classement avec un système dual dans le premier cycle du secondaire, à dominante soit générale, soit professionnelle. On passe également sous silence que, même dans les pays rassemblant tous les élèves entre 11 et 16 ans dans le même type d’établissement, les meilleurs d’entre eux se voient offrir des enseignements plus poussés dans des matières comme les langues vivantes, langues anciennes ou matières artistiques, pendant que leurs camarades en difficulté tentent de combler leurs lacunes dans les matières fondamentales.
L’idéologie égalitariste qui conduit à éliminer ce qui marche, comme les classes bilingues et européennes, est justifiée par une analyse biaisée de la situation actuelle : si le collège français marche mal, nous dit-on, et accroît les inégalités sociales au lieu de les corriger, c’est que son fonctionnement est perverti par l’introduction, en son sein, de filières cachées, rétablissant en douce la ségrégation sociale.[access capability= »lire_inedits »] Il faut vraiment avoir l’esprit tordu pour prétendre que priver les bons élèves – quel que soit leur milieu d’origine – des apprentissages dont ils pourraient bénéficier aurait pour conséquence l’élévation du niveau de ceux qui sont actuellement en échec ! On remarquera que l’argumentaire développé par la même Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre du Droit des femmes, au moment de la querelle du mariage gay – « Cette loi n’enlève rien à personne !» – ne saurait être appliqué à la réforme du collège. La réforme enlève bel et bien des services éducatifs à ceux qui pourraient en tirer profit, pour les transférer vers d’autres dont on peut douter du bénéfice qu’ils vont en obtenir : qui peut affirmer sérieusement que l’étude de l’allemand, dès la 5e, par des jeunes en délicatesse avec la pratique du français basique, contribuera à les tirer d’affaire ? Les sceptiques sont aussitôt accusés de vouloir réserver les langues anciennes et la langue de Goethe à des happy fews et à en priver les enfants des classes populaires (entendez les immigrés). Ces matières deviendraient alors des « marques », à l’image des fringues hors de prix dont sont censés se vêtir les rejetons des beaux quartiers… Sauf qu’il ne suffit pas de sortir la monnaie pour les acquérir, mais que cela nécessite un certain effort, non seulement des « apprenants », mais également de leurs ascendants pour les inciter à se colleter avec les déclinaisons, conjugaisons et autres coups de vice grammaticaux de ces disciplines…
Le seul à avoir mis les pieds dans le plat et révélé la nudité de l’empereur éducatif rhabillé par Mme Vallaud-Belkacem et ses petites mains sociologistes et pédagogistes, c’est Bruno Le Maire. Il n’est pas indifférent que ce dernier soit à peu près le seul homme politique de premier plan, en France, à connaître de première main, en version originale, la langue et la civilisation de nos voisins d’outre-Rhin. Sa critique du collège unique, vache sacrée à gauche comme à droite, se fonde sur deux décennies de débats, parfois très vifs, en Allemagne. La querelle mettait aux prises les partisans du collège unique (Gesamtschule) et ceux du système dual, où coexistent le Gymnasium, lycée classique conduisant au baccalauréat (Abitur), puis à l’Université, et la Realschule, conduisant à un diplôme de fin d’études secondaire spécifique, à dominante technologique (Fachhochschulereife), permettant d’accéder aux écoles supérieures techniques ou à l’apprentissage en alternance. À la différence du débat français, qui reste purement théorique, puisque le système est, en principe, uniforme à l’échelle nationale, la discussion allemande pouvait être tranchée par la méthode expérimentale chère aux physiciens. L’organisation de l’enseignement étant de la compétence des Länder, chacun d’entre eux dispose d’une autonomie très large pour mettre en œuvre les systèmes lui paraissant les plus aptes à répondre aux besoins des élèves, des parents et de l’économie locale. Les théories en concurrence étant fortement connotées idéologiquement et politiquement, les Länder dominés par la gauche (sociaux-démocrates et Verts) tentent (sans y parvenir totalement) de remplacer le système dual par la généralisation des Gesamtschule, alors que ceux où la droite est majoritaire maintiennent le système dual traditionnel. Le choc causé, au début des années 2000, par les piètres performances de l’Allemagne dans les classements internationaux évaluant les acquis des élèves conduit à une remise à plat de l’ensemble du système. Il apparaît alors que les performances en mathématiques et en expression écrite et orale de l’ensemble des élèves, toutes origines sociales confondues, sont meilleures dans les endroits pratiquant le système dual, y compris pour ceux issus des milieux défavorisés, que pour ceux fréquentant les Gesamtschule. Ce constat donne un coup d’arrêt à la démolition du système dual, et même dans les endroits où la situation démographique impose le regroupement des élèves dans un seul établissement, des filières différenciées sont instaurées. Une attention particulière est donnée aux établissements accueillant une forte proportion d’élèves issus de l’immigration – les statistiques ethniques, qui ne sont pas taboues en Allemagne, permettent de mettre en œuvre des dispositifs spécifiques pour améliorer leur intégration : création d’écoles maternelles dans les quartiers où ils sont concentrés (l’enseignement préscolaire est le parent pauvre du système allemand), pédagogies adaptées, relations intenses avec les familles, implication des entreprises, invitées à attirer ces jeunes vers des métiers d’avenir. Des pratiques éducatives adaptées sont expérimentées, puis généralisées pour un public de jeunes « avec arrière plan migratoire », comme on désigne, en Allemagne, les élèves issus de milieux étrangers à la Leitkultur, la culture majoritaire de la population. On est coulant sur le port du voile islamique – la laïcité n’est pas la tasse de thé de ce pays concordataire – mais intransigeant sur l’inculcation des bases communes de la culture allemande, en termes de savoirs comme de morale courante. L’objectif n’est pas d’amener 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat, mais 100 % de cette même classe d’âge à l’employabilité. Le système dual est tempéré par l’existence, à tous les niveaux, de passerelles permettant à des jeunes révélant tardivement leurs dons et leurs aptitudes de rejoindre des filières plus pointues, en rattrapant l’Abitur par des voix parallèles, y compris lorsque l’on est déjà engagé dans le monde du travail (zweiter Bildungsweg). Quelques exemples de hauts dirigeants de grandes entreprises allemandes parvenus au sommet sans avoir suivi la voie royale du Gymnasium et des grandes universités constituent une motivation supplémentaire pour ceux qui veulent entreprendre l’escalade ardue de l’échelle sociale.
C’est dans cet esprit que Bruno Le Maire a formulé sa proposition de « collège différencié », au sein duquel les enseignements techniques seraient revalorisés, et proposés à ceux qui « s’ennuient » en classe. Mais cette fine mouche politique a soigneusement évité de citer la source de son inspiration, pour ne pas se faire traiter de caniche de Merkel par des génies du style Mélenchon. Il ne fait, en réalité, que suivre l’exemple d’Ernest Lavisse, qui alla étudier, sur le terrain, les secrets de la victoire prussienne lors de la guerre de 1870-1871, et découvrit que le système d’éducation bismarckien était un facteur majeur de la montée en puissance du Reich. Ce qui valait hier dans l’affrontement militaire est aisément transposable à la guerre économique.[/access]
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*Photo : Michael Probst/AP/SIPA. AP21630993_000003.
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