Le soir du 13 novembre, tout le monde ou presque se souvient que l’équipe de France de football rencontrait celle de l’Allemagne dans l’enceinte du Stade de France. Le détail, rendu futile par l’étendue du massacre qui se déroulait au même moment, s’est cependant figé dans les mémoires. Le résultat de la rencontre a été effacé par un décompte plus morbide dans les jours qui ont suivi et l’on se souvient également moins que le match France-Allemagne se poursuivit dès le lendemain par des voies plus diplomatiques. Dès le 16 novembre, François Hollande proclamait que « le pacte de sécurité » prévalait désormais sur le « pacte de stabilité budgétaire européen », une façon plus policée de reformuler le tonitruant tweet de Jean-Luc Mélenchon en décembre 2014 : « Maül zu Frau Merkel ! Frankreich ist frei ! »[1. « La ferme Madame Merkel ! La France est libre ! »]. De l’autre côté du Rhin, on comprit en effet sans peine le message : en faisant de Daech son ennemi mortel, la France désignait également le dogme germanique de l’austérité budgétaire comme un nouvel adversaire, en annonçant la nécessité d’augmenter conséquemment moyens militaires et policiers et en rouvrant la boîte de Pandore de l’endettement souverain. Les attentats du 13 novembre bouleversaient les priorités et les équilibres européens, et Markus Söder, intraitable ministre des Finances de la Bavière, l’avait compris dès le 15 novembre. En tweetant « Paris ändert alles ! »[2. « Paris change tout ! »], le responsable politique allemand soulignait les dommages collatéraux de la tragédie parisienne pour Angela Merkel. Les attentats qui viennent de frapper Bruxelles, le 22 mars dernier, pourraient exacerber encore la division franco-allemande face à la crise migratoire et à la menace terroriste à laquelle est confronté le Vieux continent.
L’ombre de Cologne
Si le spectre du carnage de novembre hante plus que jamais la politique intérieure et extérieure française, et plus encore après Bruxelles, l’ombre de Cologne plane toujours, depuis le 31 décembre 2015, sur l’opinion publique allemande. Pourtant, les Allemands, qui ont reçu 1,1 million de migrants en 2015, ont cru tout d’abord trouver dans cette manne, comme dans les années 1960 avec les Turcs, la solution miracle à la pénurie de main d’œuvre due à une démographie atone : l’Allemagne vieillit et les nouvelles générations sont trop peu nombreuses pour occuper les emplois vacants. Mais l’intégration des migrants au marché du travail allemand paraît aujourd’hui plus difficile que prévu. Si l’Allemagne manque en effet cruellement d’ingénieurs et de techniciens, la majorité des migrants, pour le dire très crûment, n’ont pas le profil. Seul un tiers d’entre eux a suivi une formation professionnelle ou des études de niveau supérieur, sans compter la barrière de la langue, que la grande majorité ne maîtrise pas. Et les entrepreneurs allemands répugnent à investir dans la formation d’individus qui pourraient aussi bien avoir quitté le pays d’ici deux ou trois ans puisqu’ils sont supposés être des réfugiés pour une bonne partie d’entre eux. Cette situation embarrassante souligne le paradoxe de la politique d’accueil d’Angela Merkel appuyée à la fois sur l’argument humanitaire et sur celui de la « chance pour l’Allemagne » sur le plan économique. Les conséquences ne se sont pas faites attendre : les élections régionales du 13 mars se sont soldées par un revers cuisant pour la CDU de la chancelière et par une percée inédite de l’extrême droite.
Voilà qui ferait presque oublier qu’il y a un an, Angela Merkel était réélue triomphalement, et pour la huitième fois à la tête de la CDU avec 96,72% des voix. Elle en profitait pour tancer devant son parti la France et l’Italie, mauvais élèves réformateurs de l’Europe. À l’Elysée, on baissait la tête et Michel Sapin osait à peine rétorquer que la France ne réformait pas seulement pour complaire à ses voisins, fussent-ils Allemands. Comme les temps ont changé ! C’est peut-être avec une tendre perfidie que François Hollande annonçait en septembre 2015 qu’il était disposé à accueillir 24 000 réfugiés sur le sol français… au moment où l’Allemagne en recevait 80 000 par semaine, avant que Manuel Valls n’enfonce le clou en affirmant que la politique d’Angela Merkel n’était « pas tenable dans la durée ». Histoire d’en rajouter, le Premier ministre polonais Beata Szydlo appelait à un « virage » dans la politique allemande tandis que Dimitri Medvedev qualifiait cette dernière, avec tout le tact russe, de « tout simplement stupide ». Et puisqu’on ne peut décidément plus compter sur personne, Slovénie, Croatie, Macédoine et Serbie poignardaient à leur tour l’Allemagne dans le dos en annonçant début mars 2016 vouloir fermer pour de bon la « route des Balkans ». « On ne résout pas le problème en prenant une décision unilatérale », tonna Angela qui décida de rappeler aux candidats à l’insubordination que la seule politique unilatérale acceptable était allemande.
Un chèque en blanc à la Turquie
Elle déposait devant les 28 Etats européens le texte d’un accord qu’elle était allée elle-même négocier en tête-à-tête avec Recep Tayyip Erdogan à Istanbul. Le fameux accord UE-Turquie, signé le 18 mars dans la précipitation, accorde aux Turcs une coquette rallonge de 3 milliards d’euros pour construire des structures d’accueil. À ces larges prébendes s’ajoutent des contreparties très symboliques concernant la réouverture des négociations d’adhésion à l’UE et la possibilité pour les ressortissants turcs de circuler sans visa dans l’espace Schengen, soumise néanmoins, sous la pression de la France, à des conditions sécuritaires presque impossibles à satisfaire. En acceptant de jouer le rôle de gare de triage des immigrants, pour éviter à la Grèce de devenir le camp de réfugiés de l’Europe et permettre à l’Allemagne de diminuer une pression migratoire de plus en plus ingérable, Ankara se voit offrir par Angela Merkel un levier de pression très efficace sur l’Union européenne.
Le chèque en blanc signé diplomatiquement à la Turquie pourrait coûter à l’Allemagne sa crédibilité auprès de ses partenaires européens, placés devant le fait accompli, face à la nécessité de remédier par tous les moyens à une situation d’urgence largement provoquée par la politique migratoire de l’Allemagne. Tandis que Berlin pouvait jusqu’à présent satisfaire ses propres intérêts en prétendant œuvrer pour le bien communautaire, la realpolitik hâtive qui a abouti à l’accord UE-Turquie isole désormais l’Allemagne sur le continent européen. Comme le notait déjà en 2010 Jean-Louis Bourlanges, professeur à l’IEP de Paris : « Longtemps, ils [les Allemands] avaient cru que ce qui était bon pour l’Europe était bon pour l’Allemagne. Angela Merkel a eu la témérité de leur dire, à l’inverse, que ce qui est bon pour l’Allemagne est bon pour l’Europe.» Ce positionnement est de plus en plus mal vécu en Europe où la chancelière allemande apparaît pour beaucoup comme l’initiatrice d’un appel d’air migratoire incontrôlable qui rend de plus aujourd’hui l’Union prisonnière des conditions posées par un allié turc aussi inquiétant qu’ambigu. Comble de l’ironie, le Premier ministre turc Ahmet Davutoglu s’autorisait même à donner aux Européens le jour de la signature de l’accord quelques leçons de bienséance en déclarant que l’arrangement, dénoncé par les associations de défense des droits de l’Homme comme « l’accord de la honte », n’était pas une question de marchandage mais « de valeurs humanitaires, ainsi que de valeurs européennes ».
Merkel, toujours indéboulonnable ?
Dans ces conditions, Angela Merkel parviendra-t-elle à rester encore longtemps prophétesse en son pays ? D’autant que les indicateurs économiques ne virent plus tout à fait au vert de l’autre côté du Rhin : le chômage reste bas mais la croissance et l’activité industrielle commencent à s’essouffler. Si l’Europe a aidé l’Allemagne à doper ses exportations, l’Allemagne est devenue très dépendante de ses exportations pour assurer la croissance de son économie. Et au moment où les exportations allemandes commencent à subir le contrecoup du ralentissement chinois et des pays émergents, l’enlisement dans la crise des migrants, pour un coût toujours plus élevé, arrive au plus mauvais moment, alors qu’Angela Merkel est en course pour un quatrième mandat de chancelière. Le contexte terroriste comme la crise migratoire ont entraîné une répartition des rôles inédite dans une Europe qui voit chaque jour sa belle unité se disloquer un peu plus : la France a endossé le rôle de nation guerrière tandis que Berlin a pallié son absence d’engagement militaire par un surinvestissement humanitaire. Chacun voit sa politique entérinée pour le moment par un succès éphémère, ou ambigu. L’Allemagne s’est réjouie de voir aboutir l’accord controversé avec la Turquie le 18 mars et les polices belge et française pouvaient se féliciter de la capture de Salah Abdeslam à Molenbeek le lendemain. Mais le terrorisme hypothèque à nouveau ces fragiles succès. La Turquie, « pays tiers sûr »[3. Selon Karim Lahidji, président de la FIDH, qui dénonçait le jour de la signature un « cynisme méprisable ».] pour la réinstallation des réfugiés, était endeuillée le lendemain de la signature de l’accord avec l’UE par un attentat-suicide faisant 4 morts à Istanbul.
Quatre jours après la capture de Salah Abdeslam en Belgique, Bruxelles était frappée par un attentat qui a causé 35 morts. Plus encore que celles de Paris, cette attaque semble cette fois viser l’Union européenne tout entière. Les lieux de l’attentat – l’aéroport de Zaventem et la station de métro Maelbeek proche des institutions européennes – démentent l’argument, repris par beaucoup après les attentats de novembre, d’une France uniquement visée en raison de sa participation militaire à la coalition contre l’Etat islamique. C’est bien l’Europe tout entière qui a été visée par les attentats de Bruxelles et l’on pourrait détourner l’exclamation de Markus Ströder en affirmant cette fois que « Bruxelles confirme tout ». Tandis que la Belgique pleure ses morts et que tous les gouvernements européens renforcent leurs dispositifs de sécurité dans l’attente d’une nouvelle frappe, l’accord qui redonne à la Sublime Porte les clés de l’Europe dans l’espoir de juguler la crise migratoire pourrait voir sa mise en application quelque peu contrariée. Dans un contexte toujours plus menaçant, le match entre une France arc-boutée sur la guerre à l’Etat islamique et une Allemagne défendant vaille que vaille sa politique d’accueil promet d’être encore plus disputé.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !