Qui se souvient de L’Homme de fer ? La série, diffusée sur NBC de mars 1967 à janvier 1975 (et en France à partir de 1969) mettait en scène un certain Robert Ironside (Robert Dacier en VF), un policier immobilisé dans une chaise roulante après avoir reçu une balle dans la colonne vertébrale.
Wolfgang Schäuble, l’impitoyable ministre de l’Economie allemand, est désormais pour les médias « l’homme de fer de l’Europe » — cela donne une idée de l’âge des journalistes qui utilisent la comparaison. Les connotations ne s’arrêtent pas au feuilleton, bien sûr, même si le fait que Schäuble est immobilisé dans une chaise roulante depuis un attentat qui l’a paralysé en 1990 a certainement été l’élément déclencheur de la comparaison. En arrière-plan, il y a la très vieille métaphore du « chancelier de fer », Bismarck. Il serait d’ailleurs amusant de répertorier toutes les métaphorisations politiques de l’industrie allemande de l’acier, particulièrement de l’acier utilisé à des fins militaires. Après tout une nation qui a fait depuis 1813 de la « croix de fer » sa décoration militaire la plus recherchée (voir le sublime film homonyme de Sam Peckinpah) a une relation singulière au métal des épées / fusils / canons / grosse Bertha et autres brimborions de la civilisation avancée.
Schäuble, outre une rivalité de fond avec Merkel, sans doute un peu trop Ossie pour lui (on ne parle pas assez du mépris abyssal des ex-bourgeois de RFA vis-à-vis des ex-prolos de RDA) pose en parfait Européen. Encore faut-il s’entendre sur le terme. Et savoir ce qu’il recouvre dans la conscience du redoutable ministre allemand.
Schäuble est né en octobre 1942 à Fribourg. Il venait d’avoir deux ans quand, le 27 novembre 1944, l’aviation anglaise a lancé sur la ville l’Opération Tigerfish (le vice-maréchal anglais Robert Saundby était un pêcheur fanatique, qui donna un nom de poisson à chacune des opérations d’anéantissement des villes allemandes, voir Dresde ou Hambourg, décidées par le commandant en chef Arthur « Bomber » Harris — un saint homme qui aurait été jugé pour crimes de guerre, s’il n’avait pas été du côté des vainqueurs). Ce jour-là 14 725 bombes incendiaires ont été déversées sur la ville (qui par parenthèse ne présentait aucun caractère stratégique : c’était une politique de terreur dont on sut très vite qu’elle resserrait les Allemands autour d’Hitler — mais on n’en continua pas moins : les militaires sont comme les pédagos, quand ils se trompent, ils vont de l’avant). Elles ont tué environ 3000 personnes, et réduit en cendres et poussière un joyau de l’architecture médiévale. Quand De Gaulle s’y rendit en octobre 1945 — Schäuble venait d’avoir trois ans —, il ne restait rigoureusement rien de la ville.
Je ne voudrais pas m’aventurer dans la psyché de Wolgang Schäuble, mais toute cette génération qui a vu son pays dévasté par la guerre aurait bien du mérite à développer des sentiments pro-européens sans cultiver quelque arrière-pensée revancharde. La Bundeswehr étant une force aujourd’hui essentiellement symbolique, l’action s’est située ailleurs : sur le terrain de la vertu.
À commencer par la vertu économique. L’Allemagne a plié l’Europe à ses objectifs nationaux, elle a obtenu avec l’euro une parité qui l’arrangeait diablement, juste après la réunification (un euro = deux deutschmarks, le seul pays pour lequel la transition monétaire opérait en compte rond), et elle veut manifestement imposer à toute l’Europe sa conception de l’économie. Ein Reich, ein Euro.
C’est ce que raconte Yannis Varoufakis dans une longue interview à El Pais qu’il a reproduite en anglais sur son blog. En substance, le « plan » imposé à la Grèce est destiné à faire long feu, le refus du « plan B » concocté par le ministre grec, tout bien pensé qu’il fût (c’est Jacques Sapir, qui en sait plus que moi en économie, qui le prétend sur son blog de Marianne), est la preuve par neuf qu’il ne s’agissait pas d’arriver à un accord viable de remboursement. Il fallait imposer aux Grecs des conditions aberrantes probablement dénoncées à très court terme, puisqu’elles ne sont pas viables, l’objectif n’étant pas Athènes (Athènes, combien de divisions ? aurait dit Staline) mais Madrid et Paris — entre autres. Dommage, l’Angleterre n’a pas joué le jeu de l’euro, on conquerra Londres une autre fois.
Varoufakis le dit très nettement : » Le plan de Schäuble est d’imposer la troïka partout — et particulièrement à Paris. Paris est le gros lot. C’est la destination finale de la troïka. Le Grexit a pour objet de créer un climat de peur pour forcer Paris, Rome et Madrid à acquiescer. » Et d’expliquer que l’asphyxie programmée de la Grèce n’est qu’un coup en longueur, comme on dit au bridge : voilà ce qui vous arrivera si vous ne passez pas sous les fourches caudines de la vertu allemande. Vous aurez chez vous les experts de la Banque centrale européenne, de la Commission européenne et du FMI. Vous allez voir : Paris sera réinstallée à Bruxelles, qui d’ailleurs sera délocalisée à Berlin.
Sans compter que l’Allemagne a tout à y gagner : ce pays à natalité faible fait payer les retraites de ses enfants du baby boom à tous les retraités européens. Bien joué. Et au passage les banques allemandes domineront à terme le système, ce qui dans une Europe qui a plus joué la financiarisaion à outrance que l’industrie — ou a fortiori la politique — n’est pas rien. Tant pis si les retraités grecs se suicident — et les autres suivront. Schäuble soigne sa cote de popularité, et Merkel, qui n’est pas tombée de la dernière pluie — elle, elle a sucé le lait de l’Allemagne de l’Est, elle sait ce que totalitarisme veut dire — va probablement utiliser la popularité de Schäuble pour se présenter à nouveau.
Tant que nous ne remettons pas l’Europe sur des rails politiques, tant que nous laissons un quarteron de banquiers et de politichiens vendus décider à notre place, nous aurons Schäuble et ses comparses à la tête de l’UE. Et avec un président français qui dit « la chancelière » sans préciser « allemande », comme s’il avait fait allégeance, en bon caniche de sa maîtresse, nous ne sommes pas sortis de l’auberge. Schäuble appelle la France « la Grande Nation » : c’est ainsi que les révolutionnaires appelaient la République conquérante après 1793, mais dans la bouche d’un Allemand vertueux, ça sonne avec une note de dérision évidente.
Les décisions à prendre dépassent d’ailleurs largement le seul point de vue économique. L’Allemagne nous a imposé l’entrée dans l’UE de la Pologne, qui fait partie de sa zone d’influence. Elle nous impose vis-à-vis de la Russie une politique suicidaire, simplement parce qu’elle a des liens forts avec l’Ukraine (qui a une minuscule minorité d’origine allemande), qui dans certains cas remontent à la dernière guerre, comme le prouvent chaque jour les partis ukrainiens d’extrême-droite. Nous allons tout droit vers un affrontement Chine / USA (des analystes prévoient une revendication prochaine de l’Empire du Milieu pour glisser le yuan à la place du dollar dans l’économie mondialisée que ces imbéciles ont appelée de leurs vœux, sans voir que les successeurs de Deng Xiaoping œuvraient à dominer le monde), et il faudrait une fois pour toutes se rendre compte que nous sommes géographiquement beaucoup plus proches de Moscou, qui marche en ce moment main dans la main avec Pékin, que de Washington. Il est plus que temps de renverser les alliances — même si cela devait faire beaucoup de peine à Wolfgang Schäuble. Plus que temps de penser à nouveau de façon politique, sans se soucier de vertu économique. Les pro-européens, comme dit Varoufakis, trompent tout le monde depuis un certain temps — mais ils ne tromperont pas tout le monde tout le temps.
*Photo: Sipa. Reportage n°00718556_000071.
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