Une fois de plus, l’Allemagne étonne. Nul ne doute que les incidents qui ont émaillé la nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne, quand des bandes de jeunes à moitié ivres d’origine étrangère s’en sont prises à des femmes sans défense, en combinant agressions sexuelles et vols, méritent d’être vigoureusement condamnés. Nul ne s’étonne de voir les autorités allemandes résolues à punir sévèrement les auteurs de ces exactions. Mais ce qui surprend est de voir l’Allemagne prête à basculer radicalement dans son attitude à l’égard des réfugiés, passant d’une ouverture sans égale de la part des autorités comme d’une grande partie de la population, ouverture contrastant avec l’attitude frileuse de maint pays européen, à une réaction de rejet. N’y a-t-il pas une disproportion entre l’événement, qui n’a impliqué qu’une infime minorité des réfugiés, et ses conséquences ?
Certes, les autorités ont hautement affirmé qu’il ne fallait pas stigmatiser les réfugiés, et les étrangers en général, à la lumière de ces événements. « C’est ce que font les charognards de l’extrême droite », a déclaré le ministre de l’Intérieur de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Ralf Jäger. Mais, après un moment de flottement, parfois qualifié de « conspiration du silence » le fait que les agresseurs aient été des étrangers extra-européens, et pour une part des réfugiés, a été hautement mis en avant. Le même Ralf Jäger a souligné que les agressions de Cologne ont été commises « presque exclusivement » par des personnes « d’origine immigrée », notamment du Maghreb et d’autres pays arabes. De plus, au-delà des auteurs des faits délictueux, la législation concernant l’asile est mise en cause globalement. Il est prévu qu’un demandeur d’asile, même condamné à une simple peine de prison avec sursis verra sa demande rejetée alors qu’actuellement c’est seulement le cas des demandeurs d’asile condamnés à trois ans de prison ferme ou plus.
Ces réactions vont de pair avec le fait que l’opinion a été profondément ébranlée. Les événements ont multiplié les doutes sur la capacité du pays à intégrer le million de demandeurs d’asile venus en 2015.[access capability= »lire_inedits »] « Avec Cologne, c’est la qualité du débat sur la politique des réfugiés qui a changé », a déclaré le président de la commission des affaires européennes au Bundestag, Gunther Krichbaum (CDU). Une adjointe (Verts) au maire de Cologne pendant quatorze ans, Angela Spizig, se désole : « J’ai célébré Cologne comme une ville de deux mille ans de migrations, d’intégration réussie et de femmes fortes. J’ai eu l’impression que tout ce qui fait cette ville et qui a été construit ces dernières années a été ruiné en une nuit. » Pour Der Spiegel, « Cologne, c’est le début de la fin du politiquement correct ».
Comment comprendre que l’action de quelques individus ait pu suffire à transformer à ce point l’image d’une multitude ?
Une première explication tient à la difficulté à penser simultanément plusieurs représentations contradictoires d’une même réalité. Pensons à la fameuse image où l’on peut voir soit une très vieille femme, soit une femme très jeune, mais pas l’une et l’autre à la fois. On a affaire au même type de phénomène avec les réfugiés. Deux images s’opposent. D’un côté on a affaire à un ensemble de personnes en détresse, qui, tel l’homme de la parabole, blessé, secouru par le bon Samaritain, méritent aide et compassion. L’enfant mort noyé, abandonné sur une plage turque, dont la photo a fait le tour du monde, en fournit une représentation exemplaire. Et, simultanément, on a affaire à des individus marqués par des cultures porteuses, aux antipodes de la culture allemande, d’un certain mépris des femmes, pour lesquelles toute femme d’apparence un peu libre tend à être vue comme une femme de mœurs légères, qu’il n’est pas choquant de traiter en objet sexuel.
Les ONG qui gèrent les centres d’accueil ont cherché en vain à attirer l’attention sur les violences sexuelles
Quand l’afflux des réfugiés s’est produit, la situation dramatique qu’ils fuyaient, l’horreur de l’État islamique, la détresse où ils se trouvaient, ont conduit à activer la première représentation. L’image d’un monde social et culturel problématique a été recouverte par celle du réfugié en détresse, qui demandait que l’on vole à son secours. On a pu parler de « Willkommenskultur » – culture de l’hospitalité. On a vu des haies d’honneur saluant les réfugiés entrant en gare de Munich. La force de cette image de détresse a même rendu inacceptable d’activer l’image inquiétante. À ce titre, ceux qui, tel le mouvement Pegida, ont refusé l’accueil, ont fait scandale. Et les pays d’Europe de l’Est qui ont parlé d’effectuer des distinctions entre bons et mauvais réfugiés, en particulier entre réfugiés musulmans et chrétiens, ont choqué.
Et puis, avec les événements de la Saint-Sylvestre, cette autre image est revenue en force. Interrogée par le journal Le Monde, une célèbre féministe, Alice Schwarzer, a déclaré : « L’Allemagne, en raison de son histoire récente, nourrit une conception erronée de la tolérance, qui l’a conduite à fermer les yeux sur des ségrégations entre les sexes et des violences masculines dans la communauté musulmane ». On s’est mis à prêter attention au fait que les ONG qui gèrent les centres d’accueil cherchent en vain depuis des mois à attirer l’attention sur les violences sexuelles dans les foyers. On voit l’ancien maire social-démocrate d’un quartier multiculturel de Berlin affirmer, rapporte Libération : « Le problème, c’est l’image des femmes qu’ont de nombreux migrants venus du Moyen-Orient. Pour beaucoup d’entre eux, une femme sortant le soir n’est rien d’autre qu’une prostituée. Bien des hommes qui ont grandi dans une société patriarcale n’ont pas de honte à tripoter les femmes. Il faudra plus que des cours d’intégration pour changer cette image des femmes ! »
Après les événements de la Saint-Sylvestre, il est devenu impossible de fermer les yeux sur cet autre aspect de la réalité. On a pu avoir un changement d’image aussi brutal que celui qui conduit à cesser de voir la jeune femme pour voir la vieille femme, ou l’inverse, dans l’image ambiguë classique. Dès lors un changement de réactions très brutal lui aussi n’a rien d’étonnant.
Ce changement de regard global a en outre été favorisé par un passage d’une vision de personnes à une vision de masses. Quand on pense à la détresse des réfugiés c’est le sort de chaque personne en état de faiblesse que l’on considère et qui émeut. Au contraire, lors des événements de la Saint-Sylvestre on a eu affaire à des bandes tentant d’imposer leur loi, de plus sur le point si sensible en Allemagne du respect porté aux femmes. On a quitté alors le registre des rapports entre personnes pour passer dans celui des rapports entre les peuples et les civilisations. Ce passage a été d’autant plus aisé que, dans une vision allemande, les appartenances communautaires sont considérées comme essentielles et qu’on est loin des réticences françaises à la prise en compte des cultures.
De plus, l’intensité des réactions allemandes a été alimentée par la vision d’une vie civilisée qui prévaut en Allemagne. Kant en est un bon témoin. La préoccupation de « former un peuple » de ce qui pourrait n’être qu’une « horde de sauvages » revient sans cesse chez lui[1. E. Kant, Projet de paix perpétuelle, (1795), in Œuvres philosophiques, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986, tome III, p. 366.]. Il regarde avec horreur les arbres « qui lancent à leur gré leurs branches en liberté et à l’écart des autres » et, de ce fait, « poussent rabougris, tordus et courbés » pendant que, au contraire « dans une forêt, les arbres, justement parce que chacun essaie de ravir à l’autre l’air et le soleil, se contraignent réciproquement à chercher l’un et l’autre au-dessus d’eux, et par suite ils poussent beaux et droits »[2. E. Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, (1784), in Œuvres philosophiques, op. cit.,tome II, p. 194.]. D’après lui, l’homme a besoin d’être forcé à échapper à ses mauvais penchants, par la vertu des contraintes qu’engendre la vie avec ses semblables. Être libre, ce n’est pas agir à sa guise, c’est avoir voix au chapitre dans les orientations que prend la communauté à laquelle on appartient[3. E. Kant, Métaphysique des mœurs (1796), in Œuvres philosophiques, op. cit., tome III, p 581.]. Dans cette perspective, les « hordes » (le terme a été employé) échappant à tout contrôle pour se livrer à des comportements barbares sont source d’angoisse. Et le fait que la police a perdu le contrôle de la situation, qu’une forme d’anarchie s’est installée, n’a pu que renforcer ce sentiment.
Enfin la foi dans un monde civilisé rassemblant des hommes de toutes origines dans une même communauté, telle qu’elle a été mise en avant en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale par réaction à l’exaltation de la nation allemande au temps de la barbarie nazie, a pu être sérieusement ébranlée. Cette foi a alimenté l’accueil réservé tout d’abord aux réfugiés. Mais, dans la vision communautaire allemande, il est spécialement attendu de celui qui est traité comme membre de la communauté qu’il se comporte comme tel, adhère pleinement à l’ordre collectif régissant celle-ci. Le ministre fédéral de l’Intérieur, Thomas de Maizière, a tenu des propos très fermes sur ce point : « Nous voulons voir le processus d’intégration respecté et accepté comme une obligation des deux côtés, l’État allemand et les migrants. Il doit être clair que tous ceux qui vivent en Allemagne et qui souhaitent y vivre doivent respecter nos lois et notre ordre social, et doivent s’intégrer. Quiconque y manquera sentira la pleine force de la loi. » Dans une telle perspective, les événements de la Saint-Sylvestre ont constitué une véritable trahison.[/access]
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