La mésentente entre l’Allemagne et la France semble avoir été ravivée par les récentes déclarations de Claude Bartolone, qui plaide pour une « confrontation » avec l’Allemagne, et les accusations d’« intransigeance égoïste »adressées à Angela Merkel par la direction du PS. Les socialistes français reprochent en effet à la chancelière de ne songer « à rien d’autre qu’à l’épargne des déposants outre-Rhin, à la balance commerciale enregistrée par Berlin et à son avenir électoral » . En réponse, le ministère allemand de l’Économie a autorisé la publication d’un rapport sur l’état de l’économie française: «L’industrie française perd de plus en plus en compétitivité. La délocalisation à l’étranger des entreprises se poursuit. La rentabilité des entreprises est faible». Ces désaccords, entre une France qui se présente comme un parangon de vertu et une Allemagne qui se veut réaliste, ne sont rien d’autre que la manifestation du vieil antagonisme franco-allemand, tel qu’on le retrouve dans un roman de Jules Verne, Les cinq cents millions de la Begum, publié en 1879 par Hetzel.
Ce roman étonnant raconte la rivalité d’un Français, le docteur Sarrasin, et d’un Allemand, le professeur Schultze, qui sont les héritiers de la fortune d’une richissime Bégum et qui se lancent chacun dans la construction d’une ville utopique. Avec sa part d’héritage, Sarrasin crée France-Ville, qui prétend être à la pointe du progrès en matière d’hygiène: c’est, dit-il, la « ville de la santé et du bien-être« . Schultze, quant à lui, choisit de construire Stahlstadt, qui est un modèle de ville industrielle: « Grâce à la puissance d’un capital énorme, un établissement monstre, une ville véritable, qui est en même temps une usine modèle, est sortie de terre comme à un coup de baguette. Trente mille travailleurs, pour la plupart allemands d’origine, sont venus se grouper autour d’elle et en former les faubourgs. En quelques mois, ses produits ont dû à leur écrasante supériorité une célébrité universelle« .
À travers la concurrence entre les projets de Sarrasin et Schultze, ce sont deux cultures qui s’affrontent dans Les cinq cents millions de la Begum. Ce sont également deux nations: la défaite de Sedan n’est pas loin et le roman a parfois des accents germanophobes et revanchards. France-Ville est donc une utopie hygiéniste, c’est-à-dire une ville idéale sans saleté et sans maladies, et on l’imagine débarrassée de ces fléaux que sont l’alcoolisme et la prostitution. L’obsession pour l’hygiène, élevée au rang d’idéologie, conditionne la vie des habitants, de l’éducation au régime alimentaire, en passant par l’architecture, et semble annoncer notre écologie politique. D’ailleurs, les fumées ne sont-elles pas «dépouillées des particules de carbone qu’elles emportent»? À l’inverse, dans Stahlstadt, les ouvriers semblent exploités dans les vapeurs industrielles. Certains ont voulu voir dans la représentation de la ville allemande une préfiguration du nazisme, voire des camps de concentration. Pourtant, et paradoxalement, n’est-ce pas la ville française, avec sa « police sanitaire« , qui se rapproche le plus d’un régime totalitaire? On est dans une société encadrée, telle que Hannah Arendt la définit, puisqu’il s’exerce bien une «domination de tous les individus dans toutes les sphères de leur vie». D’ailleurs, après le fiasco de l’Icarie de Cabet, Proudhon, dans la Voix du peuple, n’avait-il pas dénoncé ces communautés « égalitaires et fraternelles » qui dégénèrent en dictatures politiques, en supprimant les libertés et en encourageant la délation? L’obsession de l’hygiène peut également conduire à l’eugénisme et à l’euthanasie, de façon à éradiquer tous ceux qui ne seraient pas hygiéniquement purs. Ainsi, comme l’explique Frédéric Rouvillois, en voulant imposer le paradis sur terre, on finit par instaurer l’enfer: « si l’utopie se propose d’établir une société parfaite, elle est amenée, par définition à remodeler dans son ensemble une réalité qui ne l’est pas: et donc, à rééduquer ceux dont elle veut faire des hommes nouveaux, puis à les contrôler en permanence afin de prévenir toute rechute« .
On retrouve bien dans France-Ville ce sentiment de supériorité qui anime la gauche française: les socialistes n’ont-ils pas la certitude d’incarner le Bien et le progrès? Et, quand ils reprochent à l’Allemagne d’être égoïste, ils jouent finalement avec une germanophobie ancrée depuis longtemps dans notre inconscient. L’Allemand, c’est ce monstre qui dézingue nos arrière-grands-pères à Verdun. C’est encore celui qui envahit la France et l’oblige à collaborer à ses crimes abominables. Pendant longtemps, la germanophobie fut de droite: il suffit de relire L’Histoire de Francede Jacques Bainville pour s’en convaincre. C’est d’ailleurs pour cela que de nombreux hommes de droite, tels les Colonel Rémy ou de la Rocque, ne pouvaient accepter la défaite de 1940 et n’hésitèrent pas à rejoindre la résistance. À l’inverse, les politiciens de gauche furent nombreux à accueillir l’occupant allemand à bras ouverts, au nom du pacifisme. Or, depuis quelques temps, la germanophobie est de gauche, et antilibérale, comme d’ailleurs celle, en son temps, de Paschal Grousset. Ainsi, en mai 2000, Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’intérieur, avait déclaré que l’Allemagne « rêve toujours du Saint Empire romain germanique. » Plus récemment, en novembre 2011, au tout début de la campagne présidentielle, alors qu’Angela Merkel avait depuis longtemps affiché son soutien à Nicolas Sarkozy, Jean-Marie Le Guen, député socialiste de Paris, compara l’incapacité de Nicolas Sarkozy à « convaincre les dirigeants européens » à l’attitude d’Edouard Daladier en 1938, lors des accords de Munich. Ce qui revenait, implicitement, à faire l’amalgame entre Angela Merkel et Adolf Hitler. Sur LCP, Arnaud Montebourg avait préféré comparer Angela Merkel à Bismarck, une image qu’il imaginait sans doute féroce, alors que Bismarck fut en réalité un grand homme d’État et qu’il mena une véritable politique sociale. Angela Merkel se situe ainsi dans la droite lignée du professeur Schultze. À l’opposé, avec son totalitarisme hygiéniste, le docteur Sarrasin incarne cette gauche française, éternelle donneuse de leçon, qui se vante de vouloir le bien de l’humanité et qui est prête pour cela à nettoyer le monde de tout ce qui n’est pas conforme à son idéologie. N’est-il pas savoureux de voir la France, avec sa croissance en berne et son chômage en hausse, prétendre donner des leçons à l’Allemagne ? Aussi, on attend avec impatience le discours de François Hollande lors des célébrations du 150ème anniversaire du Parti social-démocrate allemand à Leipzig, fin mai, à quatre mois des législatives en Allemagne.
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