Dans le domaine de l’économie, comme dans tous les autres, les Français sont maintenus dans une sainte ignorance de ce qui se vit, de ce qui se pense − et surtout de ce qui réussit ailleurs. Dans les cas extrêmes, on s’en prend à la discipline qui permet d’établir des comparaisons, l’économie elle-même. Un Paul Jorion prétend qu’elle est devenue « le discours de justification du système ». C’est comme si l’on rendait Newton responsable de ce que les hommes sont empêchés de voler à leur guise comme les oiseaux.
C’est ainsi : nous n’aimons pas le principe de réalité. Dans ce déni, nous sommes entretenus par la caste au pouvoir. Celle-ci, parce qu’elle bénéficie du désastre qu’elle a provoqué, est longtemps parvenue à nous faire croire que le monde entier nous enviait notre fameux « modèle ». Souvenez-vous des JT d’antan : les Anglais faisaient la queue devant nos hôpitaux, les Allemandes enviaient nos crèches et les Suédois nos impôts.
Aussi quand un Nicolas Baverez fit observer, il y a une douzaine d’années, que la France avait dégringolé au 11e rang européen pour la richesse par habitant (PIB par tête), il se fit traiter de « vichyste » et de mauvais Français. De réincarnation de Renan qui, après la défaite de 1870, s’en prenait à l’esprit de jouissance de la démocratie et au nivellement des élites. Les malins de Marianne reconnurent immédiatement le vieil appel maurrassien aux sacrifices et à la mortification nationale. On entendait bien continuer à danser sur le pont du Titanic. Ceux qui mettaient en garde contre l’impréparation du pays à rencontrer l’iceberg qui se profilait déjà étaient des déclinistes et des peines-à-jouir. L’imbécile, la lune et le doigt, vieille affaire. Normal, « l’homme malade de l’Europe », c’était l’Allemagne.[access capability= »lire_inedits »] Non seulement les Allemands avaient dû renoncer à leur fameux deutschmark en échange du feu vert donné par Mitterrand à leur réunification, mais celle-ci s’était révélée ruineuse, hors de leur portée, disait-on. Et de fait, elle leur aura coûté 1 300 milliards d’euros ! Avec leurs salaires bien trop supérieurs à la moyenne OCDE, les ouvriers et ingénieurs allemands avaient plombé leurs industries ; la preuve : les patrons délocalisaient des chaînes entières de montage en Tchéquie, Pologne et Slovaquie… Complémentarité qui se révèle payante aujourd’hui, mais qui fut rendue responsable de l’envolée du chômage. L’Allemagne compta, c’est vrai, jusqu’à 5 millions de chômeurs. Entre 2001 et 2005, elle se révéla incapable de respecter les critères de convergence de Maastricht et de faire passer le déficit budgétaire sous la barre des 3 %. En 2003, les dépenses publiques absorbaient 48,5 % du PIB. L’Allemand nous faisait de la peine.
Pendant ce temps-là, à Paris, Chirac et Jospin se disputaient sur la juste répartition de la « cagnotte fiscale » tombée du ciel ou, plutôt, de la croissance mondiale. Pourquoi ne pas en profiter pour rembourser la dette publique accumulée ?, demandèrent certains mauvais sujets. On les fit taire. Depuis quarante ans, la droite exige des baisses d’impôts et la gauche davantage de fonctionnaires. Personne n’a l’idée de s’attaquer au niveau de la dépense publique.
Entre 2003 et 2005, les Allemands ont rangé leur maison, avec les quatre « lois Hartz », souvent présentées comme le plan Schröder[1. Les indemnités chômage ne sont plus versées que pendant un an. Des réformes importantes ont été adoptées par consensus entre patrons et syndicats sur la flexibilité du travail. En cas de crise, les entreprises, plutôt que de devoir licencier, pourront avoir recours au chômage partiel : baisse provisoire des salaires, compensées par le versement d’indemnités publiques. Elles seront bien utiles pour maintenir l’emploi en 2008-2010.]. Efforts pour améliorer la productivité et choix stratégiques judicieux : on mobilise le tissu industriel vers les marchés asiatiques, gros importateurs de biens d’équipement. Quand la France mise sur quelques dizaines de grosses boîtes pilotées depuis Paris (le CAC 40), qui matraquent leurs fournisseurs, l’Allemagne table sur le Mittelstand régional.
Mais surtout, elle a choisi d’alléger progressivement le poids du budget de l’État, lorsque nous faisons l’inverse, et de privilégier la reconstitution des marges de ses entreprises, tandis que, droite et gauche confondues, nous nous attachions à ruiner les nôtres. Les dépenses publiques engloutiront, cette année, en France, 56,6 % du PIB, ce qui constitue un quasi-record mondial. En Allemagne, ce pourcentage s’établit à 44,7 %. Qu’est-ce qui justifie un écart de 12 points ? Quant au taux de marge des entreprises industrielles en France, il est tombé, cette année, à 22 % ; il a grimpé à 34 % en Allemagne. Conséquence : les Allemands continuent d’investir et de se moderniser ; le rêve des Français, monter en gamme pour redevenir compétitifs, se révèle hors de portée.
Résultat des courses : y’a pas photo ! Début 2013, selon Eurostat, notre taux de chômage est exactement le double de celui de l’Allemagne – 10,8 % de la population active, chez nous ; 5,4 %, chez eux.
Le Français est mauvais joueur. Quand il se plante, il met en cause les règles du jeu. Le rétablissement de la machine allemande à exporter a eu pour prix la dégradation de la demande interne, prétend-il. Et d’exhiber des statistiques prouvant qu’en effet, le PIB allemand a progressé encore plus lentement que le nôtre, en moyenne, durant la crise. Sauf que, comme le souligne Peyrelevade, c’est le PIB par habitant qui est pertinent. Et en Allemagne, il augmente plus vite que le nôtre. Si les Allemands vivent mieux que nous, avec des salaires qui ne sont pas supérieurs, c’est qu’ils ne connaissent pas les prix de l’immobilier aberrants qu’ont créés, à Paris et dans nos grandes villes, des politiques de logement débiles.
Les performances économiques du Nord et du Sud de l’Europe ont trop divergé sous le parapluie de la monnaie unique. Il faut que les Allemands augmentent leurs salaires, leurs prix et leur consommation, tandis que ceux du Sud devront baisser, poursuivent nos germano-critiques. Mais l’excédent commercial allemand, gigantesque en effet, est bienvenu : c’est grâce à lui (et à celui des Hollandais, Autrichiens et autres Finlandais) que le solde commercial net de l’UE demeure équilibré. A contrario, notre commerce extérieur, autrefois excédentaire, enregistre des déficits qui augmentent d’année en année : 67 milliards d’euros en 2012, contre un excédent de 118 milliards pour l’Allemagne. Résultat, celle-ci demeure le premier exportateur européen dans le monde, alors que le World Economic Forum plaçait la France au 15e rang en 2010, au 18e en 2011, au 21e en 2012… Bref, l’Allemagne est une puissance commerciale mondiale. La France ne l’est plus.
Face à ce désastre, fleurissent les « y’a qu’à ». Y’a qu’à « relancer l’économie » en augmentant les salaires. Tout le monde y gagnera et le gouvernement sera réélu. Mais ce rêve éveillé, nous le faisons depuis 1974 (année où l’État français a présenté pour la dernière fois un budget en équilibre). Si c’était la formule magique de la croissance, nous serions, avec les Grecs, les champions d’Europe, et les « austères » Germano-Nordiques seraient tous au chômage. Or, c’est exactement le contraire. Le problème ne se situe pas du côté de la demande, mais de l’offre.
« Y’a qu’à » refuser l’austérité, qui est une marotte des Allemands, tétanisés par leur fameuse hyperinflation, provoquée, de 1923. Quelle austérité ? En 2012, le déficit public s’est élevé à 4,8 % du PIB. Deux gouvernements successifs, ceux de François Fillon et de Jean-Marc Ayrault, nous ont bercés sur l’air des « sacrifices » imposés aux administrations, pour mieux nous faire avaler la pilule de hausses d’impôts sans précédent dans ce pays en temps de paix. Mais la réalité des chiffres est cruelle : les dépenses publiques ont continué à augmenter : + 2,1 % en 2011, + 2,9 % en 2012.
Certes, Mario Draghi a réussi à imposer aux Allemands le financement illimité des banques de la zone euro et une baisse artificielle des taux d’intérêt par le rachat de paquets d’obligations des États les plus endettés. Ce qu’ils avaient toujours refusé – et que les traités interdisent : du « bail-out ». Mais le gouvernement français a tort de rêver que, les élections passées, la chancelière réélue (elle sera d’ailleurs le seul chef de gouvernement dans ce cas, ce qui devrait être médité), l’Allemagne se montrera plus ouverte aux « idées françaises » : euro-bonds, pour pouvoir emprunter encore plus sous le parapluie allemand, et fin de « l’austérité ». Car l’actuelle inondation de liquidités par les banques centrales ne saurait durer. Et il va bientôt falloir purger une situation financière qui ne peut manquer de créer de dangereuses bulles.[/access]
*Photo : brianac37.
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