Une fiction de Samuel Fitoussi
Julie avait constaté que ses publications tournaient souvent autour des mêmes objectifs (dénoncer le sexisme ordinaire, briser les stéréotypes de genre, lutter contre la haine raciale, déconstruire les préjugés, décoloniser les esprits, dés-invibiliser des gens, œuvrer pour la parité) et des mêmes concepts (fragilité blanche, privilège blanc, suprémacisme blanc, patriarcat blanc, trucs problématiques, écoute des concerné.e.s). Elle eut donc l’idée de créer un algorithme qui écrirait à sa place. L’Intelligence Artificielle – outil d’oppresseurs capitalistes – au service des opprimés : elle en avait les larmes aux yeux.
Automatisation de publications progressistes
Aidée par une équipe de programmeurs (rémunérés en visibilité), elle mit au point l’algorithme en deux semaines. Le programme scrappait des données sur le site de l’Insee, extrayait sur Google des citations d’universitaires et intégrait le tout à une charte graphique préfabriquée. L’invention allait révolutionner la prise-de-conscience tech.
À lire aussi, du même auteur : La journée de Gilbert, fanatique du passe vaccinal et covido-suprémaciste
Le jour du grand lancement, ce fut le grand couac. La première publication, plutôt classique (« Les noirs représentent 13% de la population française mais uniquement 12,8% des acteurs nominés aux Césars. Votre silence est une forme de complicité ») passa bien. La seconde, en revanche, fit scandale. Ce ne fut pas le choix du thème qui étonna, mais l’angle par lequel il était traité : « Les femmes ne représentent que 3% de la population carcérale française. Pour briser les plafonds de verre, instaurons une politique de discrimination positive pour les femmes en prison… ». Sous la publication, le commentaire le plus aimé : « En réalité, 100% des femmes sont en prison : une grande prison à ciel ouvert appelée le patriarcat. Éduquez-vous ». Suite aux milliers de signalements, Instagram effaça – heureusement – la publication. « Ce qu’on n’effacera jamais, c’est le traumatisme de ceux qui l’ont vue », tweeta Caroline de Haas, ajoutant qu’elle n’hésiterait pas, la prochaine fois, à saisir le conseil constitutionnel.
Des satisfactions et des déceptions
Julie refusait de se décourager. Le lendemain, elle remit l’algorithme en marche. Résultat :« Faut-il dé-panthéoniser Simone Veil ? », une publication impeccable à tous points de vue. L’argumentation était limpide : privilégiée depuis sa naissance car blanche, Simone Veil appartenait à la classe des « féministes blanches », c’est-à-dire qu’elle se concentrait hypocritement sur des causes telles que l’avortement en éludant complètement le combat pour l’ajout de nouvelles lettres à l’acronyme LGBTQQI2SAA. La publication fut partagée par Houria Bouteldja, Danielle Obono et Benoit Hamon. Julie poussa un rugissement victorieux.
La seconde création de la journée – une injonction à « laisser parler les concerné.e.s » – n’obtint aucun j’aime et aucun commentaire : les concerné.e.s dont il était question étaient mal défini.e.s et personne ne voulait prendre le risque de parler à leur place. L’algorithme créa ensuite une vidéo. Une écologiste, déguisée en arbre, interpellait sa communauté : « Réfléchissez. Avons-nous vraiment besoin de prendre l’avion ? Avons-nous vraiment besoin de manger des framboises hors saison ? Avons-nous vraiment besoin de vêtements neufs ? ». Elle fondait en larmes, se saisissait d’un revolver, l’enfonçait dans sa bouche et reprenait (difficilement) la parole : « Avons-nous vraiment besoin de vivre ? ». Elle fixait longuement la caméra et tirait. Le sang giclait, des bouts de cerveau se répandaient sur le sol. Bouleversant. À peine publiée, la vidéo avait fait le tour du net.
À lire aussi, Renaud-Philippe Garner: Haro sur le wokisme: l’énormité d’une pratique dite «vertueuse»
Sandrine Rousseau commenta (« 👌❤️❤️» ), Eric Zemmour ironisa, et Marlène Schiappa identifia des copines.
Le soir-même, le rédacteur en chef de Konbini contacta Julie. Il lui proposa de lui acheter son algorithme pour 1 million d’euros. Julie hésita. D’un côté, refuser l’offre lui permettrait de continuer son activité d’influenceuse pour devenir, à moyen-terme, un des principaux visages de la justice sociale française. Dans quelques mois, elle remplacerait peut-être Elisabeth Moreno au gouvernement et en 2027, elle pourrait se présenter à la présidentielle. Victorieuse, elle célébrerait sa victoire au CROUS de Tolbiac et nommerait Christiane Taubira à Matignon, Virginie Despentes aux Affaires Étrangères, Angèle à l’Intérieur, Alice Coffin à la Justice, Céline Sciamma à l’Éducation, l’instagrammeuse MyBetterSelf à l’Économie, Rokhaya Diallo à la Culture et Assa Traoré ministre des Armées. De l’autre côté, un million d’euros, c’était beaucoup d’argent. Elle accepta. Le lendemain, Julie était dans l’avion pour Ibiza et Konbini publiait « L’inquiétant manque de parité chez les ouvriers du bâtiment ».
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !