L’Algérie vient d’élire un nouveau président. En réalité, ce n’est qu’une étape de plus dans une descente aux enfers commencée il y a soixante ans. Comme tant d’autres faits marquants de l’histoire contemporaine de l’Algérie, cette élection est un rendez-vous manqué avec la souveraineté populaire. Abdelmajid Tebboune n’est pas encore investi qu’il est d’ores et déjà « grillé » aux yeux de la population. Dans tout le Maghreb, les lendemains ont de quoi inquiéter.
Abdelmajid Tebboune représente la continuité d’un système pourri et momifié, une clique ou une série de cliques, tantôt alliées tantôt rivales, que des millions d’Algériens dénoncent dans la rue depuis des mois. Le courroux des Algériens est justifié car tout peuple mérite d’être gouverné par des dirigeants dotés d’une dose minimale de légitimité, ce sésame qui rend douces et aimables toutes les servitudes. Une fois encore, les Algériens ont le sentiment d’être sous la botte de personnages indignes de les diriger. Pouvait-il en être autrement ?
La “démocratie” algérienne, un encéphalogramme plat
La séquence qui a abouti à l’élection d’Abdelmajid Tebboune a achevé de démontrer qu’il n’existe pas d’alternative valable à l’islamisme et au pouvoir des oligarques. La troisième voie n’existe pas en dehors des illusions nourries par les modernistes qui sont certes sympathiques mais insignifiants sur le terrain. Un désert sépare les barbus des oligarques c’est-à-dire les candidats de l’armée.
Les candidats ont brillé par leur « banalité ». Personne n’a crevé l’écran. On a eu affaire à des gens normaux, certains bien intentionnés, d’autres moins. Les électeurs exigeaient du sang neuf, ils ont eu droit à un encéphalogramme plat. Un océan de « normalité » où survivent ça et là des îlots d’excellence, forteresses de la morale républicaine et du bel esprit comme le journaliste et écrivain Kamel Daoud. Ses interventions en marge des manifestations qui ont émaillé l’année 2019 ont donné au peuple algérien une voix digne de son combat. Malheureusement, un porte-parole ne remplace pas un chef.
Barbus ou corrompus?
Ce constat, je le crains, se vérifie aussi en Tunisie et au Maroc. Les deux autres poids lourds du Maghreb, les deux pays qui se veulent, consciemment ou inconsciemment, comme une sorte d’antithèse à l’expérience algérienne. Eux aussi se retrouvent face à un choix impossible entre les islamistes et une classe politique d’affairistes au service d’elle-même. En Tunisie, les barbus d’El Nahda ont face à eux des nouveaux riches qui font de la politique comme on fait un coup commercial. Avec de l’audace et un peu de chance mais à courte vue, le regard toujours fixé sur la fin de l’exercice fiscal. Or, la Tunisie a besoin d’une refondation, une tâche titanesque qui consommera les ressources morales et matérielles d’une génération au bas mot. Au Maroc, les islamistes du PJD (majoritaires au parlement) nagent dans les eaux tranquilles d’un « marécage » politique déprimant. Ils ont un programme, le même depuis 1400 ans, il n’a pas pris une ride d’ailleurs vu leur succès électoral. Leurs adversaires les plus redoutables ont au mieux de l’argent, une « commodité » qui vaut moins qu’une idéologie surtout quand il s’agit de l’Islam.
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Entre ces deux radicalités, les islamistes et les affairistes, se dressent des modernistes et des progressistes (au sens noble du terme) conscients des enjeux et fondamentalement honnêtes. Ils ont le malheur d’être modérés pour ne pas dire mous. Gentils, bien élevés, polyglottes, porteurs de diplômes prestigieux, ils passent bien sur France 24 mais ils ne parlent pas à leur peuple. Car les masses tunisiennes et marocaines n’écoutent plus les belles âmes, elles ne veulent pas admirer des anges dans le ciel, elles exigent que l’on descende sur terre et que l’on creuse le sillon qui mène vers une vie digne. Rien de plus, rien de moins.
Ces amortisseurs marocains et tunisiens qui font défaut à l’Algérie
La Tunisie et le Maroc tiennent le coup encore parce qu’ils disposent de défenses naturelles qui ont toujours fait défaut à l’Algérie. Il s’agit de comportements, de croyances et d’institutions qui amortissent les chocs et protègent la société contre elle-même. Des amortisseurs traditionnels lentement et soigneusement construits au cours des siècles. Il est impossible de dire combien de temps ils tiendront encore car ils sont largement mis à contribution dans les conditions actuelles.
La Tunisie, pour commencer, a toujours compté sur une bourgeoisie citadine (carthaginoise surtout) connue pour son pragmatisme et son efficacité. Pourvoyeuse de hauts fonctionnaires, de juges et de ministres, elle a accompagné Bourguiba et Ben Ali en atténuant leur autoritarisme. Plus tard, on a sorti de sa retraite un de ses illustres représentants, Beji Caid Essebsi, pour diriger le pays pendant les turbulences de la transition démocratique (2014-2019). Sa mort en juillet dernier (il avait 92 ans) est le symbole de l’éclipse d’une élite qui a rendu d’inestimables services aux Tunisiens. Retrait temporaire ou définitif, impossible à prédire.
Au Maroc, l’amortisseur traditionnel (un parmi tant d’autres) réside dans le maillage politico-administratif qui quadrille la population. Issu du Maroc ancien (l’Empire Chérifien comme on disait jadis), le réseau des pachas et des caïds empêche, bon an mal an, la société de respirer trop fort. Grâce à lui, les crises sont détectées avec une certaine avance, les faits divers sont traités avec célérité et les colères de la jeunesse sont, sinon apaisées, du moins canalisées. Or, cet amortisseur perd en élasticité sous les coups de buttoir d’une urbanisation sauvage qu’il a du mal à accompagner et devant la force des réseaux sociaux qui ont transposé la vie de quartier sur les écrans des smartphones.
Désespérant Maghreb
En Algérie, rien de tout cela n’existe. Ou s’il existe, sa dimension est trop faible pour peser sur le cours des choses. Revenir sur les origines de ce manque serait fastidieux ici car il nous obligerait à remonter le cours de l’histoire jusqu’à la guerre de libération voire plus loin encore. L’essentiel à retenir est que l’Algérie est toujours en avance de phase sur ses voisins. Une avance dont elle aurait aimé se passer car elle a été synonyme de malheurs et de convulsions atroces.
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L’Algérie est un avertissement, elle représente le Maghreb de demain où les jeunesses désespérées se retrouveront face à des élites en sécession, un pied dedans et un pied dehors (en Occident où elles auront mis à l’abri enfants et capitaux). Un Maghreb où la tentation sera grande de confier le social et le sociétal aux islamistes pour peu que les fortunes accumulées soient garanties et sanctuarisées. C’est déjà un peu le cas en Égypte où les militaires font de l’argent (agro-business, commerce etc.) et les islamistes font le reste.
La France ne peut pas faire grand chose face au cauchemar algérien
Situation intenable. Contexte dangereux pour la France et l’Union Européenne dont la sécurité extérieure et la concorde intérieure (du fait des diasporas maghrébines) dépendent de la situation en Afrique du Nord. Toutes les angoisses de l’époque, toutes les lignes de fracture de notre temps habitent le Maghreb : l’immigration, la menace jihadiste, la rencontre entre la civilisation musulmane et la civilisation européenne qui n’ont plus grand-chose à se dire, la désertification et la raréfaction des ressources en eau potable.
Que peut faire la France ? En Algérie, rien ou pas grand-chose. En Tunisie, aider discrètement la bourgeoisie éclairée pour qu’elle accomplisse sa mission éternelle : envelopper les hommes forts dans une poche de civilisation et d’efficacité. Au Maroc, mettre le paquet sur toutes les forces qui œuvrent pour le renforcement de l’État, de son prestige et de son efficacité. Le meilleur service à rendre au Maroc est de laisser l’État ordonner la société et le territoire à l’abri des intérêts privés et des égoïsmes locaux. Et enfin, il faudrait absolument soigner les plaies béantes de la Libye, une fracture ouverte qui, pour le coup, est largement imputable à l’action de la France. Ces quelques lignes esquissent un programme qui évite de personnaliser le débat, car le rôle de la France n’est pas d’appuyer un parti ou une personne mais d’organiser, à son profit, les courants souterrains qui génèrent le progrès et la dignité humaine.
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