Dérogeant à leur bonne réputation, des entreprises japonaises ont livré en retard aux Algériens une autoroute inachevée et de fort médiocre qualité. Causeur a retrouvé des cadres nippons qui racontent les raisons de ce naufrage.
Commencée en 2006, l’autoroute Est-Ouest, traversant l’Algérie du Maroc à la Tunisie, devait être inaugurée en 2010. À l’été 2018, elle n’est toujours pas terminée. Le gouvernement avait choisi deux délégataires sur appel d’offres, le Chinois Citic-CRCC et le « Consortium japonais de l’autoroute algérienne » (Cojaal), regroupant quatre entreprises emmenées par Kajima, le Bouygues japonais, constructeur de centrales nucléaires, de lignes de trains à grande vitesse et de ponts géants. Une référence mondiale.
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Cojaal n’achèvera jamais son lot de 400 km, qui correspondait au tronçon Est, vers la Tunisie. Le consortium a quitté l’Algérie en 2014, en très mauvais termes avec les autorités. Comment les Japonais, réputés soucieux des délais, en sont-ils venus à accumuler des années de retard ? Les témoignages des cadres de Cojaal aident à comprendre.
Caprices administratifs
La première cause de ralentissement est surréaliste. Le gouvernement algérien a lancé le chantier avant d’avoir bouclé les procédures d’expropriation pour cause d’utilité publique ! Tous les 50 km, les Japonais interloqués se sont heurtés à des propriétaires privés. Il a fallu négocier avec les autorités locales et verser des pots-de-vin pour avancer[tooltips content= »L’État n’a visiblement pas tiré la leçon. La construction de la bretelle reliant l’autoroute Est-Ouest et Tizi-Ouzou a commencé en 2014. En mars 2018, la moitié seulement des arrêtés d’expropriation avait été publiés, selon la presse algérienne. »]1[/tooltips].
Les Japonais ont également dû composer avec les desiderata de l’administration. En principe, sur un chantier de ce genre, un constructeur international amène ses engins. En Algérie, des fonctionnaires ont fait comprendre aux Japonais qu’il était dans leur intérêt de passer par certains importateurs. Pas forcément les moins chers ni les plus fiables. S’ils refusaient de comprendre, le matériel restait bloqué en transit, ralentissant le chantier.
« Si ça n’avait pas d’importance, on prenait un Algérien. »
Plus étonnant, dans un pays où un jeune de 16 à 24 ans sur quatre est officiellement au chômage, Cojaal a rencontré de sérieuses difficultés de recrutement, au point de faire venir des milliers d’ouvriers d’Asie ! Des fonctionnaires détenant un quelconque pouvoir de blocage ont fait pression pour que des cousins, des frères ou des fils soient embauchés dans des sinécures ; chauffeur-guide, par exemple (les Japonais avaient interdiction de conduire eux-mêmes et de se promener non accompagnés, sécurité oblige). En ce qui concerne les travaux exigeants, en revanche, difficile de compter sur la main-d’œuvre locale. « Si c’était très important, on donnait le poste à un Japonais, résume Hidetoshi, chef de secteur. Si c’était moins important, on le confiait à un Thaï ou un Bengali. Si ça n’avait pas d’importance, on prenait un Algérien. »
« Au moment du ramadan, explique Tamaki, employée à la DRH, les Algériens partaient à 15h00. On s’est aperçu que le travail avançait aussi vite sans eux. » Explication probable : les Algériens formés aux métiers du BTP partent travailler dans les pays du golfe persique, où les salaires sont meilleurs.
La DRH devait régler les visas pour la main-d’œuvre expatriée en liquide… Karim, un Algérien qui apportait les enveloppes à l’administration, a été suspecté de vol. Il a éveillé les soupçons en s’achetant une voiture, neuve, d’un prix inaccessible avec son seul salaire. Comme il en était très fier, il a tenu à doubler spectaculairement le car qui convoyait les autres salariés. Il a fini dans le fossé, voiture cassée. Avec le recul, les Japonais en rient. Du moins, ceux qui le peuvent encore. Plusieurs ingénieurs qui avaient travaillé pour Cojaal figurent parmi les 38 morts (dont 12 Japonais) de la raffinerie d’In Amenas, attaquée par un commando islamiste en janvier 2013. Comme l’autoroute était à l’arrêt, ils avaient accepté une autre mission.
Une addition délirante
Le choc des cultures professionnelles a été rude. Un lendemain de victoire de l’équipe de football d’Algérie, les employés sont arrivés avec deux heures de retard, drapeaux à la main, et ont fêté l’événement une bonne partie de la journée. L’encadrement japonais a jugé préférable de ne rien dire. La situation a néanmoins dégénéré. Comme un Algérien demandait à un Japonais s’il ne voulait pas célébrer la victoire, lui aussi, le Japonais a répondu, en plaisantant, qu’il le faisait à sa manière, en portant un caleçon aux couleurs du drapeau algérien. Grave offense, scandale, protestation collective. « La susceptibilité des Algériens a été un souci constant », témoigne Yuko, traductrice franco-japonaise, qui ajoute que « les relations étaient peut-être plus faciles avec les Kabyles ».
Aujourd’hui, Cojaal réclame près d’un milliard de dollars de dédommagements et de pénalités pour ses manquements à l’État algérien, ce qui pourrait encore gonfler une addition déjà délirante. L’autoroute Est-Ouest a coûté 11 millions du kilomètre, contre six millions en moyenne en France. Et pour une qualité fort médiocre. Le tronçon chinois est truffé de malfaçons, commentées chaque mois dans la presse nationale. L’A1 est sous-équipée : une vingtaine de stations-service seulement ont été déployées, sur les 40 qui étaient prévues. Comble de l’imprévoyance, il n’y avait pas de barrières de péage à l’inauguration ! Elles sont en cours d’installation en 2018. Le gouvernement s’est privé de huit années de recettes, sans autre explication que l’improvisation totale. Pas d’argent, pas d’entretien (compter 15 000 euros par an et par kilomètre en France). L’A1 s’effrite et se disloque, à l’image du pays tout entier.