Sans Alfred Eibel, qui protégea mes premiers pas de pigiste dans les pages « Livres » du défunt Quotidien de Paris, au tout début des années 1990, je n’aurais sans doute pas lu, ou pas tout de suite, Georges Perros. Et chaque année qui passe sans avoir découvert l’auteur des Papiers collés, fragments à vif et journal intime en éclats, est une année de perdue. Il y a des dettes qu’il faut savoir payer et c’est un plaisir de lui rendre hommage aujourd’hui alors que trois parutions révèlent l’importance souterraine d’un critique qui est beaucoup plus qu’un critique. Même les écrivains les plus ombrageux deviennent ses amis.[access capability= »lire_inedits »]
Jean-Pierre Martinet fut de ceux-là. Mort en 1993 à Libourne, chez sa mère, dans l’ivrognerie la plus totale, Martinet a pourtant publié quelques romans parmi les plus importants de ces quarante dernières années1. Ils connurent un relatif succès critique et furent un bide sur le plan des ventes. Martinet préféra quitter Paris et tenir un magasin de presse à Tours. Mais grâce à des lecteurs comme Alfred Eibel, Martinet passe d’une génération à l’autre à travers de multiples rééditions préfacées par l’ami fidèle.
Aujourd’hui, on peut découvrir, dans le numéro 2 de la revue Capharnaüm, la correspondance entre Eibel et Martinet, après la mort de ce dernier. Ce n’est pas seulement un régal pour amateur d’histoire littéraire récente, même si pas mal de gens évoqués sont encore en activité. Stimulé par Eibel, Martinet peut exprimer un dégoût et un désespoir de haute qualité qui font de ces lettres de vrais morceaux de littérature à l’estomac : « Eh puis, à la longue, Samuel Beckett avait raison, « Le malheur finit par faire rire », bref on s’habitue, mal, mais on s’habitue. »
Dépourvu de tout préjugé en matière de littérature, Alfred Eibel fut un grand passeur. Il nous fit découvrir des classiques chinois comme directeur de collection chez Flammarion et des grands du roman noir : dans son panthéon personnel, Lu Xun côtoie Jim Thompson. Il fut un temps éditeur à Lausanne, y dilapidant sa fortune.
Il est des façons plus glorieuses de perdre son argent. Dans son œuvre d’éditeur, on pourra découvrir, en fac-similé, l’unique numéro (500 pages, tout de même) de la revue Hors Commerce, publiée en 1974. De Pessoa à Vialatte, de Haedens à Prokosch, de Léo Malet au cinéaste Dalton Trumbo, le sommaire suffirait encore à composer une bibliothèque idéale.
On complètera ces gourmandises par De passage à Paris, un recueil d’entretiens accordés à Alfred Eibel par quelques très grands noms de la littérature anglo-saxonne comme l’ancien taulard Edward Bunker, l’anglais Robin Cook, dont les romans révèlent un pessimisme somptueux et radical, Toni Morrison quelques années avant sa nobélisation ou le poète Kenneth White que l’on ne peut imaginer autrement que sirotant un Glenlivet.
Attention, dès qu’Alfred Eibel s’approche d’un auteur, on a envie de le lire. Si, comme le pensait Larbaud, la lecture est un vice impuni, vous serez à votre tour forcément mais heureusement perverti.[/access]
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