Les vialattiens fanatiques, ceux de la première heure, ceux de la seconde, les tatoués, les collectionneurs, la troupe de ceux qui pensent avec Vialatte, qui respirent avec Vialatte, qui séduisent avec Vialatte ; les auvergnats par procuration, les adorateurs des oryctéropes, des ornithorynques, du Puy de Dôme, du kangourou (sans qui l’homme n’aurait jamais su qu’il était dépourvu de poche marsupiale), de la femme-qui-date-de-la-plus-haute-antiquité, de la grammaire qui donne son sens à la vie, de l’art des jardins, des pédalos, de Napoléon Bonaparte et de tout le délicieux bric-à-brac métaphysique du chroniqueur le plus gravement loufoque de sa génération vivent un rêve éveillé depuis plusieurs années… Vialatte, qui se définissait avec malice comme « notoirement méconnu« , est désormais presque partout. En 2011 le groupe de presse Centre-France consacrait à l’écrivain une « année » de festivités à l’occasion des 40 ans de sa disparition ; sa prose a été jouée sur scène un peu partout sur le globe, et même ailleurs comme au Canada ; les inédits et les rééditions de ses œuvres se succèdent à un rythme soutenu chez les libraires.
Vient de paraître chez Julliard un très utile « Abécédaire » regroupant plusieurs centaines d’extraits de la prose vialattienne, puisés pour l’essentiel dans la truculente chronique hebdomadaire que l’écrivain tenait dans La Montagne, mais aussi dans ses romans, sa correspondance, ses légendaires « almanach » fantaisistes de Marie-Claire, etc. Le choix judicieux des fragments, et leur dialogue tantôt fulgurant tantôt gentiment saugrenu (Il y a pléthore de définitions différentes du mois de novembre, de Franz Kafka, du lapin ou encore de la lune…) comblera les attentes des amateurs éclairés, comme des néophytes. Quant au choix du classement alphabétique, il est par nature vialattien… Les thématiques s’entrechoquent dans un arbitraire farfelu qui aurait ravi l’auteur, lui qui aimait tant le regretté catalogue ManuFrance où voisinaient les pièges à tigres, les yeux de poissons en verre pour taxidermistes, les bicyclettes de Saint-Etienne, les rasoirs jetables, les trombones à coulisse… On pourrait dire que l’inventaire est à la Prévert. On préférera dire qu’il est à la Vialatte…
Le froid passionne Vialatte. Il développe souvent une profonde empathie à l’égard de l’Auvergnat moyen luttant contre la morsure du vent en s’enveloppant de plusieurs épaisses couches de tricots. Le froid inspire… « Il semble, d’après les journaux, que l’hiver ait débuté par un froid assez vif. En Slovaquie on signale moins soixante. En Alsace le marc de prune gèle à mi-pente dans l’œsophage du cantonnier. À Paris il fait moins quinze ; à Besançon, qui est cependant une ville beaucoup moins importante, on a obtenu moins vingt-huit ! Les Marseillais, pour se vanter, ont eu de la neige. Le loup ne trouve plus pour se nourrir que quelque vieillard attardé qui a un petit goût d’os sec et de pantalon de velours. C’est une misère épouvantable ». (Entrée froid)
L’art est l’un des grands sujets de Vialatte. Dans ses chroniques on croise souvent Picasso, Utrillo ou son ami Dubuffet ; mais il sait aussi tirer à boulets rouges – avec une férocité jouissive – sur un certain art contemporain vivant de bavardages, de manifestes tapageurs et de faux scandales. A la fin des années 70 il écrit dans le quotidien auvergnat : « On voit, au nom de demain, se battre, de nos jours, des géants qui combattent pour un art d’avant-garde composé de rêves d’avant-hier, en luttant contre des tabous de l’époque du président Fallières, qu’ils nous présentent comme des carcans de l’art d’aujourd’hui. Ils se battent contre une opinion qui a disparu depuis cinquante ans. Comme des pionniers ! Avec des œuvres poussiéreuses dont on était lassé en 1928« . (Entrée art contemporain) Des paroles qui résonnent à l’heure du retour de l’art officiel, des sapins gonflables douteux de M. McCarthy et de l’esbroufe généralisée qui donne le pouls de ce microcosme, pardon, de ce marché.
Partout Vialatte navigue entre la chronique et le poème en prose, sans jamais cesser de scruter l’époque. La conquête spatiale le fascine, Brigitte Bardot l’amuse, les grandes villes l’angoissent… « Maintenant il n’y a plus de maisons, mais des taudis ou des chambres d’hôtel, et ce placard nu, cette tombe, ce désert de la soif, bref cette aventure saharienne qu’on a appelée HLM, où l’homme meurt de claustrophobie, par un record de paradoxe, au sein d’un vide illimité. J’ai vu un rat de quatre cent dix grammes y périr en une heure quatorze sur un sol en fibrociment. D’ennui. De dégoût. D’écœurement. De solitude métaphysique. » (Entrée HLM) On voit par là que l’humeur vialattienne balance toujours entre humour et désabusement, cocasserie, absurde et mélancolie… Lui, dont l’un des plus beaux aphorismes est : « Le bonheur date de la plus haute Antiquité. Il est quand même tout neuf car il a peu servi« …
En bref, voilà un chouette recueil (avec d’ailleurs une chouette sur la couverture, dessinée par Alain Allemand, qui est aussi le maître d’œuvre de ce projet) permettant d’approcher avec bonheur celui que le poète Jacques Audiberti, trop peu lu de nos jours, croquait en ces termes : «Alexandre Vialatte est un Peau-Rouge, c’est un hercule forain, c’est le Fuégien tatoué d’une tortue. Que dis-je ? C’est une kermesse complète.» On ne saurait mieux dire.
Un abécédaire, Alexandre Vialatte, Julliard
*Photo: wikicommons
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