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Alexandre le grand


Alexandre Vialatte.

De fâcheux malentendus brouillent encore l’image d’Alexandre Vialatte (1901-1971). Les uns ne voient que l’écrivain « régionaliste » qui a loué l’Auvergne enchantée, les autres un amuseur aux saillies dévastatrices dans le sillage duquel on trouve Pierre Desproges. D’autres encore retiendront le germaniste inspiré, premier traducteur de Kafka dans la langue de Descartes. Une poignée de connaisseurs goûtera immodérément ses délectables romans méconnus et une pincée d’excentriques s’amusera à ponctuer une conversation mondaine de faux proverbes bantous inventés par le malicieux chroniqueur. Qui dira « Le marchand de sable ne fait pas fortune dans le désert », se verra opposer : « Qui rit sous l’okoumé, pleure sous l’acajou. »

Pour tous ceux qui n’appartiennent à aucune de ces catégories, « l’année Vialatte », organisée pour le quarantième anniversaire de la mort de l’écrivain par le groupe de presse Centre-France (qui édite le journal La Montagne, auquel Vialatte a collaboré plus de vingt ans), est l’occasion de se plonger dans son œuvre et d’y découvrir qu’il était à la fois poète dadaïste et chroniqueur scrupuleux d’un monde en pleine mutation.[access capability= »lire_inedits »] Né la même année que lui, son ami Malraux estimait que leur génération avait eu le privilège de connaître à la fois les voitures hippomobiles et le Concorde, ainsi que deux guerres mondiales.

Les écrits de Vialatte apparaissent comme une tentative de répondre aux vertiges d’une modernisation trop brutale ; une façon de déjouer en souriant le Spoutnik, Brigitte Bardot, la télévision et l’autoroute des vacances. Dans les superbes chroniques sélectionnées pour le recueil Vialatte à La Montagne, l’auteur épingle, à la manière d’un Philippe Muray, quelques décennies plus tard et dans les colonnes du même quotidien, les modes de vie et tics langagiers de ses contemporains : « Parmi d’autres calamités, les journaux annoncent les vacances. En grosses manchettes, avec des sous-titres effrayants : « Trains complets », « Les embouteillages », « Les villes-étapes sont engorgées » […] « La sortie de Paris est fluide » : voilà, l’homme est devenu fluide, autrefois il était granuleux. » Plus loin, plein de drôlerie, il se demande si bientôt le vacancier ira jusqu’à devenir vaporeux.

Incessamment, Vialatte étrille les phénomènes de mode, particulièrement dans les arts. Il évoque le nouveau roman en ces termes : « On a tout essayé pour trouver du nouveau : le roman sans histoire, le roman sans personnage, le roman ennuyeux, le roman sans talent, peut-être même le roman sans texte. » Et la musique concrète non plus, ne trouve guère grâce à ses yeux : « Je chanterai les grandeurs de mon siècle et ses inventions prodigieuses. Et d’abord la « musique concrète », qui a débuté dans le brouhaha. Car elle est née dans une casserole, comme le lapin sauté chasseur ».

Au-delà de son étude des colossales industries humaines (telles que la fabrication des nains de jardin en céramique ou l’étude des astres chinois) Vialatte, dans son style généreux qui mélange toujours grandiloquence, cocasserie, coq-à-l’âne, poule-au-pot et mélancolie, aime à faire le constat farfelu de l’absurdité même de la vie : « Je n’apprendrai rien à personne en disant que l’homme vit sur le globe dans une position ridicule, tantôt la tête en haut, tantôt la tête en bas, en décrivant une courbe brownienne. Ce n’est pas une situation qui puisse s’éterniser… ». Derrière l’humour ravageur, et le sens du nonsense, point une forme de sage lassitude. Mais si l’humain peut parfois user Vialatte, il ne se fatigue jamais des animaux ni des objets les plus divers, dont il déniche souvent l’étrangeté jubilatoire dans les pages des catalogues Manufrance. On écarquillera les yeux comme un enfant fasciné, à l’évocation de l’oryctérope : « Cette chronique a toujours fait le plus grand cas de l’oryctérope et de son caractère rêveur. […] Il a un groin de cochon et des pieds de kangourou, des oreilles d’âne et une mâchoire de crocodile. Sa chair sent la fourmi. » On frissonnera devant les mystères impénétrables de la quincaillerie : « Rappelons aussi qu’on doit à Hyppolite Bourdin la soupape homocinétique qui ne diffère de la soupape de Werth que par l’adjonction d’une came à glissière. »

Vialatte était un chroniqueur boulimique. En dehors du millier de billets écrits pour La Montagne[1. L’intégralité des chroniques de La Montagne a déjà été publiée il y a quelques années, en deux épais volumes. La sélection qui nous est proposée à l’occasion de l’« Année Vialatte » regroupe 26 chroniques, choisies et présentées par la rédaction de La Montagne et une poignée de grands amateurs de l’écrivain dont Denis Tillinac, Amélie Nothomb et Philippe Meyer.], on retrouvait sa signature dans Marie-Claire, Le Spectacle du Monde et même dans le « Courrier des lecteurs » de Paris-Match (où il rédigeait, cela va de soi, les questions et les réponses). Son ultime chronique, inachevée, commençait par cette phrase : « On imagine généralement (parce que c’est vrai) que l’homme est un quinquagénaire en train de promener son chien sur le boulevard Arago à l’heure où les étoiles s’allument et de regarder le baudrier d’Orion avec un faux air d’innocence tandis que son caniche souille le marbre du seuil d’un immeuble résidentiel. C’est une vision photographique de l’homme. » Voilà ce qu’était Vialatte : un anthropologue farfelu, et le plus sérieux de sa génération. [/access]

Cet article est issu de Causeur magazine n ° 41.

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Novembre 2011 . N°41

Article extrait du Magazine Causeur



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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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