Alexandre Lacroix est directeur de la publication de Philosophie Magazine et, à ce titre, s’occupe – efficacement – de faire exécuter à la philosophie une double pirouette : se rendre accessible au plus grand nombre et, sur les bases de la tradition et des classiques, décrypter le réel au jour le jour. S’attaquer au web (qui n’est pas, même si cela est bien pratique, le synonyme parfait d’« Internet ») était donc un défi à sa portée, comme le prouve Ce qui nous relie.
Est-ce vraiment le train de l’Histoire que les enfants de l’après-guerre ont manqué ou souffrons-nous d’une incapacité à saisir le sens historique de notre époque ? Nous nous plaignons de manquer d’une guerre à mener – quoi que cela change par les temps qui courent – sans voir que nous sommes les pionniers de la « troisième révolution du signe », et plus encore les moins de vingt ans, pour qui un monde sans Internet est une fable historique. Comme si cela ne suffisait pas, nous serions les pionniers d’un réseau offrant des possibilités infinies, autant de portes entrouvertes devant lesquelles nous passons tous les jours sans les voir. Certains les poussent et ce sont ces cow-boys invisibles qu’Alexandre Lacroix a poursuivis et rencontrés.
Avec Julian Assange, l’inénarrable fondateur de Wikileaks, toujours confiné dans l’ambassade d’Équateur à Londres, il repose la question kantienne de la publicité totale de l’information. Mais y a-t-il vraiment quelque chose de nouveau sous le soleil ? Apparemment, oui. Assange et ses acolytes ont créé une nouvelle forme de dissidence, consistant à mettre en péril le pouvoir des États et des puissants par la divulgation massive de leurs secrets, permise seule par le web. Enfant idéaliste et icône punk, Assange dame le pion au grand Peter Singer lors d’un entretien mythique sur Skype : le conséquentialiste et son grand projet de moraliser les conduites par la surveillance mutuelle mondiale sur le réseau n’a décidément rien compris à Internet…
Mais existe-il quelqu’un qui aurait mieux compris, ou croirait avoir mieux compris, à quoi servirait la divulgation des secrets que Julian Assange ? Alexandre Lacroix va jusqu’à Asùncion, l’infernale capitale du Paraguay, pour dénicher un authentique « truther », ou « conspirationniste » comme on dit dans les milieux fréquentables. Philippe, c’est son nom, s’occupe d’enquêter sur de terrifiantes organisations secrètes, au rang desquelles les Illuminatis que l’on ne présente plus, et sur les non moins effroyables projets du gouvernement américain pour exterminer la population mondiale – ou l’endormir en lui balançant du Lexomil par avion, tout dépend.
Cela prête à sourire, à cauchemarder ou à s’inquiéter pour la santé mentale de celui qui tient ces discours, mais le plus troublant est qu’il en existe des preuves. Chaque fait, pris séparément, est vérifiable. Seuls le récit, les liaisons logiques et les anticipations relèvent du délire, ou plus exactement d’une grille de lecture du monde un peu tordue, mais où ne filtre pas de contradiction.
C’est aussi cela, le web : permettre à des versions multiples et fantaisistes du réel de coexister, sans que personne ne soit en mesure de prévoir laquelle aura la préférence des historiens du futur. La démocratisation du savoir aurait-elle, en touchant à son apogée, heurté de plein fouet ses limites ?
L’épopée touche à sa fin chez le milliardaire Peter Thiel et ses camarades, à l’avant-garde du post-humanisme. Connecter les hommes et les machines, faire du cerveau humain un élément du réseau parmi d’autres, implanter des clés USB dans la moelle épinière des enfants et faire vivre nos aînés jusqu’à deux cent ans, autant de perspectives qui font briller les yeux des scientifiques californiens, et cette fois-ci c’est sérieux. On nous avait promis des voitures volantes pour l’an 2000, en 2050 nous aurons peut-être la chance de fusionner avec notre iPhone dans la joie et la bonne humeur.
Alexandre Lacroix – Ce qui nous relie, Allary Éditions, 291 pages.
Ce qui nous relie. Jusqu'où Internet changera nos vies ?
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