Dans son nouvel ouvrage, Alexandre Del Valle nous offre un panorama assez large de cette « mondialisation dangereuse » dans laquelle nous sommes embarqués. Alors qu’ils pensaient avoir imposé leur vision du monde post-conflictuelle après la chute du Mur, les Occidentaux se retrouvent confrontés à de nouveaux ennemis et défis. Un ouvrage riche qui permet d’y voir clair.
En citant Oswald Spengler et son Déclin de l’Occident en première phrase d’exergue, Alexandre Del Valle et Jacques Soppelsa, auteurs de La mondialisation dangereuse (L’Artilleur), ont du mal à dissimuler leur inquiétude pour l’avenir des pays occidentaux, plus encore pour l’Europe que pour les Etats-Unis. Héritiers de Samuel Huntington et surtout disciples revendiqués du général Pierre Marie Gallois (le père de la bombe française, entre autres), ils essayent d’observer dans ce « manuel de géopolitique engagé » l’état des menaces dans le monde, non sans faire un détour par l’histoire récente des trente dernières années. Dans une certaine mesure, l’ouvrage recense aussi la somme d’informations que l’on croise chaque jour sur les islamistes, les mafias, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et la montée en puissance de la Chine ; et en organisant cette somme d’informations, il la rend un peu plus intelligible.
Un catalogue des erreurs occidentales
La sortie de la guerre froide semble avoir en quelque sorte embué les Occidentaux d’illusions. Ivre de sa victoire sur le bloc de l’Est, l’Ouest a réalisé une série impressionnante d’erreurs, tantôt par excès de naïveté (plutôt le versant européen), tantôt par excès d’agressivité (plutôt le versant nord-américain) ; l’ouvrage est presque un catalogue de ces erreurs commises. On citera notamment le renversement des régimes irakien et libyen, qui nous a ensuite déstabilisé la Syrie et le Sahel ; dans ce dernier cas, les Français (plutôt seuls, cette fois-ci) ont été obligés d’intervenir, dans un espace désormais alimenté en armes et en mercenaires par la proche Libye que plus grand-monde ne maîtrise. Des régimes qui avaient bien des défauts mais qui avaient renoncé à la force nucléaire ; leur renversement a renforcé la paranoïa du régime nord-coréen (qui n’en avait pas besoin) et l’a poussé à s’en doter ! Résultat des courses : le monde est un peu moins sûr qu’avant ces « opérations de police internationale ». Au même moment, la Chine et quelques autres (l’Inde, la Turquie) se réarmaient mentalement pour affronter la mondialisation, en pratiquant un souverainisme agressif et une Realpolitik décontractée (la prise de contact entre la Chine et le nouveau gouvernement taliban en septembre dernier a été un grand moment de cynisme). En quelque sorte, les deux auteurs essaient de piquer l’Europe de l’Ouest en la traitant de « dindon de la farce » à plusieurs reprises (encore plus mordant, Hubert Védrine parle lui d’« idiots du village global ») un peu comme on pique un vieil ami qui se laisse un peu aller.
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Le titre évoque évidemment La mondialisation heureuse d’Alain Minc (sortie en 1998) mais les auteurs rappellent plus largement l’optimisme et l’euphorie des années 1990, avec des ouvrages comme La Terre est plate de Thomas Friedman, qui annonçait un monde unifié et post-conflictuel. Alors que les Occidentaux étaient convaincus que leur modèle allait inexorablement s’imposer partout (il faut se souvenir en 2009 à Berlin de la symbolique des dominos utilisée lors de la célébration des 20 ans de la chute du Mur), la démocratie libérale est aujourd’hui perçue comme un anti-modèle parmi les pays émergents, et les « démocratures » semblent mieux préparées pour affronter les secousses du siècle, ne serait-ce que dans la gestion de la crise du Covid. La Chine et ses médias pointent régulièrement l’inefficacité de la démocratie occidentale et ne sous-estiment pas l’hypothèse de guerres civiles « à la Mad Max » en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis.
Les Etats-Unis lassés de leur hyperpuissance
Plusieurs scenarii concurrents avaient été dessinés dès la fin des années 1980 et tout au long des années 1990. Ainsi, Paul Kennedy avait cru bon d’anticiper un inexorable déclin américain, mal à l’aise à terme dans son rôle d’hyperpuissance. De son côté, Francis Fukuyama avait dans sa célèbre Fin de l’histoire, estimé qu’à la suite de la guerre froide remportée par l’Occident, les conflits entre les nations allaient se terminer et le libéralisme devenir l’idéologie universelle. A l’inverse, Samuel Huntington, dans Le choc des civilisations, avait perçu que les antagonismes idéologiques allaient être remplacés par les antagonismes civilisationnels, provoquant une somme de conflits, surtout dans les zones de contact entre civilisations (typiquement : les Balkans et le Caucase). Aucun n’a entièrement eu raison ; mais dire que l’optimisme fukuyamien a été battu en brèche est encore un euphémisme. C’est encore le paradigme le plus décrié à l’époque, celui de Samuel Huntington, qui a visé le plus juste.
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Parallèlement à ces projections, Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller de Jimmy Carter, avait maintenu l’Amérique en alerte avec son Grand échiquier (1997) en pointant le danger d’un rapprochement entre l’Europe et la Russie, qui reléguerait les Etats-Unis au rang d’île à la périphérie de ce vaste bloc continental. Tout lecteur du Grand échiquier n’aura été que modérément surpris de voir surgir l’Ukraine (dont Brzezinski signalait l’importance stratégique) à la une de l’actualité en 2014. Bien que Brzezinski, à la fin de sa vie, nuança ses positions antirusses et regretta que la Russie avait été poussée dans les bras de la Chine (créant un autre bloc au moins aussi redoutable que le bloc russo-européen évité), une certaine vulgate brzezinskienne continue de prospérer, guidant la politique américaine et ses alliés européens. Alors que les élites (et la population elle-même) russes étaient tout à fait favorables à l’Occident dans les années 1990, ne demandant pas mieux que d’intégrer l’Union européenne et de fusionner la CEI et l’OTAN, les Occidentaux n’ont cessé de multiplier les déstabilisations dans l’ « étranger proche » de la Russie (de la création du Kosovo jusqu’au souhait d’intégrer l’Ukraine et la Géorgie dans l’OTAN), poursuivant la politique d’endiguement héritée de la guerre froide, si bien que les Russes ont fini par avoir la sensation (pas complètement illégitime) d’être encerclés de blindés américains. Même George Kennan, père de l’endiguement pendant la guerre froide, avait regretté que celui-ci se perpétuât après 1990, prévoyant (il est décédé en 2005) un raidissement de la Russie. Plus qu’un rapprochement avec la Chine (les deux nations coordonnent désormais leurs actions, comme on l’a vu le 13 avril 2021 lorsque la Russie massait ses troupes à la frontière ukrainienne tandis qu’au même moment, l’aviation chinoise pénétrait dans l’espace aérien de Taïwan), c’est un bloc oriental qui se constitue autour de l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai), à laquelle se sont joints l’Inde, le Pakistan, l’Iran et les républiques d’Asie centrale. Un bloc loin d’être épargné par de graves tiraillements entre certains de ces membres (l’ouvrage ne minore pas le risque d’une escalade entre le Pakistan et l’Inde, ou entre l’Inde et la Chine) et auquel les Etats-Unis répondent par un autre endiguement, dans l’Océan Pacifique et l’Océan Indien.
Nouvelles féodalités
La Russie a une place assez centrale dans l’ouvrage. Il est vrai que celle-ci est perçue par l’Amérique « comme la plus grave menace pour la stabilité du monde entier », devant l’islamisme. On peut se demander si les auteurs, realpoliticiens affirmés, ne finissent pas par tomber dans l’excès inverse d’idéalisation de la Russie et ne reprennent à leur compte la description que « la Russie post-soviétique et poutinienne » fait d’elle-même, se présentant « comme le dernier rempart face au déracinement opéré par McWorld et le seul pôle (…) de défense de l’Europe et des traditions judéo-chrétiennes ». Le passage sur la dernière guerre arméno-azérie (chapitre III) montre cependant que la Russie « n’est pas une puissance idéaliste chrétienne » et qu’elle n’a hésité fin 2020 à laisser tomber l’Arménie, chrétienne et pauvre, au profit de l’Azerbaïdjan, riche, musulmane et proche du nouveau sultan Erdogan. Moins lyrique que son prédécesseur Alexandre Ier, auteur du traité de la Sainte-Alliance, Poutine est lui aussi un adepte de la Realpolitik, qui raisonne froidement en fonction des intérêts de son pays, et il ne faudrait pas exagérer son rôle de dernier défenseur de la chrétienté.
Les auteurs ont subdivisé l’ouvrage en deux parties principales, d’abord les tendances lourdes, ensuite les variables contemporaines ; mais on peut aussi lire la première partie comme celle dédiée à l’action des acteurs politiques traditionnels, les Etats, et les rivalités entre ceux-ci ; et la deuxième, concentrée sur des acteurs plus diffus, plus liquides, agissant en réseau ; dans une certaine mesure, de nouvelles féodalités : islamisme, mafias, crime organisé, Gafam. Des féodalités qui, à l’instar de la petite entreprise d’Alain Bashung, ne craignent pas les crises, et qui ont beaucoup profité de la mondialisation. Le crime organisé, par exemple, est à lui seul la huitième puissance économique mondiale et pourrait siéger au G8 (où il serait peut-être moins boycotté que Poutine).
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A défaut de mettre tous ces acteurs diffus dans le même sac, les auteurs ne manquent pas d’établir des liens entre eux. Les grandes centrales du terrorisme islamistes (Daesh, Al-Qaïda) vivent notamment du trafic de drogue, qui est même leur première source de revenus. Quant aux Gafam, ils mettent moins de temps à censurer le président Trump que les prédicateurs islamistes (sans parler de Recep Erdogan, en quelque sorte le premier d’entre eux). Des Gafam qui se perçoivent comme les rois de l’époque : on se souvient d’un Mark Zuckerberg en t-shirt-jeans-basket aux côté d’Obama, un peu à la manière d’un Giscard président recevant Chirac Premier ministre en polo-claquettes à Brégançon. Désormais, des Etats souverains comme la France ou le Danemark envoient des « ambassadeurs numériques » auprès des Gafam. L’idée d’un effacement des Etats au profit d’acteurs politiques dilués de ce type peut séduire les esprits (c’était la thèse de Bertrand Badie en 1999 dans Un monde sans souveraineté. Les Etats entre ruse et responsabilité), mais c’est surtout vrai pour des Etats démissionnaires (principalement l’Europe de l’Ouest) ou défaillants (l’Afrique sub-saharienne). Les Etats sont tout de même capables de coup de menton contre ces acteurs ; il leur arrive de censurer les réseaux sociaux quand ça les arrange. Si « l’Etat ne peut pas tout », disait le brave Lionel Jospin il y a vingt ans, on a vu en 2020 que les Etats sont capables de priver en quelques jours les citoyens d’à peu près toutes les libertés individuelles, et ont encore quelques ressorts…
A terme, les auteurs voient « une pause » dans la mondialisation (les avions cloués au sol depuis le début de la crise sanitaire, l’effondrement des commandes d’avions civils et la fin possible d’un tourisme de masse à pas cher constituent un indice de cette possible future pause) ; ainsi qu’une réorganisation autour de grandes régions, calquées à peu près sur les aires civilisationnelles délimitées par Huntington. Les Etats-Unis (plus les Républicains que les Démocrates) semblent eux-mêmes se faire à l’idée de ne plus être le gendarme du monde ; ce fut peut-être, malgré son style baroque, le sens de la présidence Trump.
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