Accueil Culture Alexandre Astruc, le « tonton réac » de la Nouvelle Vague

Alexandre Astruc, le « tonton réac » de la Nouvelle Vague


À 88 ans, Alexandre Astruc ne prétend pas à l’optimisme indécrottable de nos élites prolongées et ne se prend nullement pour une valeur morale incarnée. Il se contente d’être lucide, sobre comme un mathématicien. Cet artiste précis qui fut un jeune homme athlétique a reçu, lors du dernier Festival de Cannes, un prix spécial attribué par France Culture. Nous le connaissons depuis longtemps et nous l’avons rencontré, pour Causeur, au début du mois de mars. Comme toujours en hiver, il est arrivé vêtu d’un superbe manteau de cachemire un peu usé, ainsi qu’il convient à un dandy ou à un vieil adolescent aimable.

À la fin des années 1940, vous écrivez, dans un article fameux, publié par L’Écran français : « La littérature, c’est fini, passons au cinéma ! », puis vous développez la théorie de la « caméra-stylo », selon laquelle le cinéma peut, à son tour et à sa manière, envahir tout le champ exploré par la littérature (la psychologie, le temps, la métaphysique). Pour vous, « la mise en scène n’est plus un moyen d’illustrer ou de présenter une scène, mais une véritable écriture ». Alors, avez-vous consacré votre jeunesse à l’écriture ou au « septième art » ?

Au vrai, j’étais partagé. Je passais mon temps dans les salles, et je voulais écrire. Un événement m’a profondément marqué : le suicide de Stefan Zweig, en 1942, au Brésil. J’ai pensé qu’il s’était supprimé parce qu’il n’entendait plus parler allemand autour de lui. Eh bien, après la Libération, alors que j’en avais l’occasion, j’ai refusé de m’exiler à Hollywood par crainte de ne plus baigner dans la langue française et de ne plus pouvoir écrire ![access capability= »lire_inedits »] La mise en scène m’attirait beaucoup, mais son exercice me semblait constituer l’aboutissement d’un trop long apprentissage. J’ai donc écrit un roman en 1945, Les Vacances, et je suis entré au journal Combat, dirigé par Albert Camus, que j’avais croisé en 1942, à son retour d’Afrique du Nord. Paris était encore occupé, mais sa libération approchait. Les journaux, dont beaucoup étaient jusque-là clandestins, paraissaient librement. Claude Roy m’a recommandé de me rendre à Franc-Tireur où, avait-il précisé, une place m’attendait. Éclatent les premiers combats. J’habitais du côté de Villiers. Je me précipite à la mairie où l’on me répond que, si je veux combattre, je dois me procurer un fusil. J’en ai trouvé un chez un antiquaire, et j’ai commencé à canarder ! Je me suis donc présenté rue Réaumur, où j’ai d’abord été accueilli par un grand type qui m’a braqué avec sa pétoire ! J’ai demandé à voir un certain Chabot, dont m’avait parlé Claude Roy. Chabot était son nom de guerre, il s’appelait en réalité Georges Altman[1. Georges Altman, journaliste, critique de cinéma (1901-1960)]. Ce dernier m’a reçu rapidement. À la fin de notre entretien, il m’a simplement dit : « Assieds-toi, et écris un article ! » Là-dessus, je croise Albert Camus dans l’escalier, qui s’étonne de me trouver là, et me propose de le rejoindre à Combat. Voilà !

Quelle chance ! À l’âge de 22 ans, vous entrez à Combat, vous fréquentez Camus !

Oui mais, vous savez, Albert Camus, quoique fascinant d’intelligence, possédait une vraie simplicité. On riait souvent, on se chamaillait. Il ne ressemblait pas à l’icône que la postérité a fabriquée. Au quotidien, il n’avait rien à voir avec le penseur grave qu’on imagine. Au contraire, il chahutait, plaisait, séduisait : il voulait vivre. N’oubliez pas que la tuberculose avait manqué l’emporter. Par la suite, sa querelle avec Sartre, ses propres engagements lui ont donné une stature de penseur, couronnée du prix Nobel. J’ai vu récemment que Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur, présente une sélection des plus grands philosophes occidentaux. Imaginez qu’on y trouve Leibniz, Nietzsche et… Camus ! Quelle rigolade ! Que vient-il faire parmi ces gens ? Camus n’était pas un philosophe. Mon ami Jean-Jacques Brochier a écrit Camus, philosophe pour classe terminale, un texte méchant, mais assez juste dans le propos. Il n’en demeure pas moins que Camus fut un excellent journaliste et, bien sûr, un grand écrivain. Pour épicer un peu tout cela, je dois ajouter que j’étais également l’ami de Jean-Paul Sartre.

Après la guerre, une autre génération que la vôtre rafle la mise : les garçons de la Nouvelle Vague, dont Jean-Luc Godard a dit que vous étiez le « tonton »…

C’est vrai, Jean-Luc m’a surnommé ainsi. Je suis, par mes écrits, par mes critiques, par mon écriture, en quelque sorte, l’instigateur de la Nouvelle Vague, sans en être membre. Notez que, parmi tous les metteurs en scène de ce mouvement, selon moi, seuls Godard et Rohmer bouleversent la mise en scène, ont vraiment proposé quelque chose de neuf. Avec de notables différences: Godard s’est joué de l’image, alors que Rohmer a été plus « franc », il n’a pas dit, à la manière de Jean-Luc : « C’est juste une image. » Permettez-moi d’ailleurs d’évoquer la figure d’Éric Rohmer, homme d’une profonde culture littéraire, très fin, que j’avais en grande estime. Je l’ai rencontré aux Cahiers du cinéma, où nous étions la fraction « réactionnaire », alors que François Truffaut conduisait les « progressistes ».

Pourtant, la « caméra-stylo » vous plaçait plutôt du côté de ces derniers…

Situons l’épisode dans son contexte. Lorsque j’ai écrit ce texte, en 1948, j’entendais « contrarier » le fameux « ciné-œil » de Dziga Vertov. Depuis, j’ai changé d’opinion mais, à l’époque, je voulais signifier que tourner un film revenait à l’écrire. Je pensais que le scénario n’avait plus l’importance qu’on lui avait accordée. En fait, j’appelais de mes vœux le cinéma dit « d’auteur ». En réalité, Howard Hawks, Raoul Walsh, John Ford et quelques autres étaient déjà des auteurs. Ils travaillaient avec des scénaristes, avec des producteurs, mais décidaient du « final cut » alors que la plupart de leurs confrères demeuraient sous la férule des studios. Pour ma génération, le héros se nommait Orson Welles. Après le succès phénoménal de sa « dramatique de radio »[2. Le 30 octobre 1938, Orson Welles produisit pour la radio une adaptation de La Guerre des mondes, de H. G. Wells (The War of the Worlds, 1898). Elle créa une panique nationale.], il fut assailli par les producteurs d’Hollywood. Welles, très intelligent, obtint de la part des « tycoons » une liberté totale sur le montage final. D’entrée, il réalisa Citizen Kane. Ce faisant, il imposa la figure du metteur en scène indépendant. Certes, cette situation enviable ne dura pas, mais la réputation de Welles gagna l’Europe et nous donna des ailes.

Donc, en 1948, vous tournez un court-métrage, que l’on pourrait qualifier de burlesque, Ulysse ou les mauvaises rencontres, et, en 1952, vous rencontrez le succès auprès du public et de la critique avec Le Rideau cramoisi, votre premier « vrai » film, quoiqu’un moyen-métrage, pour lequel vous obtenez le prix Louis-Delluc.

Je tiens à préciser que je ne suis pas à l’origine du projet de ce film. Je n’avais même pas lu la nouvelle de Jules Barbey d’Aurevilly. Je cherchais, dans la littérature française, un texte que je pourrais adapter à moindre coût. Le hasard de mes lectures m’a conduit au Rideau : une nouvelle brève, avec peu de changements de décor, une histoire solide, « fantastique » : j’ai sauté sur l’occasion.

En 1955, vous sortez votre deuxième film, Les Mauvaises rencontres

Un soir, je suis invité à dîner, en compagnie de Louise de Vilmorin, chez Paul Auriol, le fils du président de la République Vincent Auriol. Une parenthèse pour Louise de Vilmorin, que j’ai vue souvent chez Hélène et Pierre Lazareff, et avec laquelle je m’entendais à merveille ; elle avait un humour ravageur : compagne d’André Malraux, alors auréolé de gloire, elle se nommait elle-même « Marilyn Malraux » ! À ce dîner se trouvait un producteur de cinéma, Edmond Ténoudji. « Si vous avez l’idée d’un film, me dit-il, n’hésitez pas à me solliciter. ». Vous pensez bien que je n’allais pas laisser passer une telle occasion ! Le lendemain, je me précipitai dans le bureau de mon ami Roland Laudenbach, alors directeur de La Table Ronde : quel roman, édité par ses soins, pourrait faire un bon scénario ? Il m’a suggéré Une Sacrée salade, de Cécil Saint-Laurent, l’alias de Jacques Laurent, que nous avons adapté ensemble, lui et moi. Je dois dire que Jacques Laurent nous a donné un sérieux coup de main, sans doute parce que les Éditions de La Table Ronde réunissaient la droite « buissonnière », des esprits libres, solidaires et non-conformistes, à l’écart des courants politiques dominants. Laurent a fait savoir à Edmond Ténoudji qu’il consentirait à réduire la part de ses droits sur l’adaptation cinématographique si j’en étais le metteur en scène, alors que Max Ophüls s’était déjà montré intéressé !

Vous avez frôlé le scandale…

Oui, à cause d’un avortement évoqué dans le film. Il y eut des protestations officielles lorsque celui-ci fut choisi pour représenter la France à la Mostra de Venise. J’ai demandé une audience à Edgar Faure, alors président du Conseil, par l’intermédiaire de son chef de cabinet. Et tout fut arrangé ! Je n’avais pas cherché le scandale, mais je ne voulais pas censurer notre scénario. Après ces événements, j’ai fait la connaissance de Françoise Sagan. Le monde tournait autour de Sagan, à ce moment-là. Elle m’a simplement fait cette proposition : « Faisons un film ensemble ! » Et, ensemble, nous avons élaboré un récit, La Plaie et le couteau, qui deviendra à l’écran La Proie pour l’ombre. Les choses se sont passées de façon très curieuse : je voulais Maria Schell dans le rôle principal, puis ma route a croisé celle de la productrice Annie Dorfmann. Celle-ci songeait alors à Claude Autant-Lara pour diriger Une Vie, d’après Guy de Maupassant. Pour une raison que je ne m’explique pas, mais dont je me réjouis aujourd’hui encore, elle m’a « offert » Une Vie, qui est, à mon humble avis, mon meilleur film. Finalement, nous avons engagé Maria Schell pour incarner le personnage de Jeanne Dandieu. Et c’est Annie Girardot qui a eu le premier rôle féminin de La Proie pour l’ombre, que j’ai tourné peu après.

Vous avez bien connu Maurice Ronet qui était, parmi les comédiens, le cousin des « hussards », imaginés par Bernard Frank, qui entouraient Roger Nimier. Il ne manquait pas de courage : après 68, il organisa un festival du film de droite, à Paris. Vos fréquentations littéraires et amicales ne manquaient pas d’éclectisme…

Maurice était comme un frère. Avec lui, Christian Marquand, Michel Auclair, Daniel Gélin, nous formions une bande de germanopratins. J’habitais chez Marquand, Maurice m’appelait : « Que fais-tu ? Rejoins-moi. ». La guerre était finie, Paris n’était plus bombardé : pourtant, nous retournions dans les caves pour nous y amuser ! Maurice s’est révélé dans Rendez-vous de juillet , une pépinière de jeunes talents, ce film ! Oui, Maurice fut un frère, mais il « tenait » mieux l’alcool que moi ! Nous avions les mêmes goûts, nous préférions Balzac à Hugo, par exemple. Nous refusions de nous fondre dans une pensée commune. À l’époque, cette attitude morale était classée à droite… En face, il y avait le communisme. Nombre de mes amis étaient « de gauche » voire communistes, mais je n’ai jamais été tenté d’adhérer au Parti. Paul Éluard me l’avait proposé pendant la guerre, dans l’atelier de Picasso : « Votre place est parmi nous. ». J’ai ri. Je n’avais pas de fortune personnelle, je considérais mon cerveau comme mon unique et précieux bien sur cette Terre. Rien ne m’aurait contraint à abdiquer ma liberté de penser. Sous l’Occupation, j’avais écrit un article très favorable à Sartre, dans la revue de mon cher Jean Lescure, Message. Je l’ai rencontré, notre amitié a résisté à tout, et même à son engagement communiste, que je trouvais absurde. Mais jamais je n’ai cessé de l’admirer pour autant. Au fond, l’artiste qui me correspond, c’est Claude Monet ; il veut du neuf, mais il respecte les maîtres anciens : un révolutionnaire en redingote ![/access]

Juillet-août 2011 . N°37 38

Article extrait du Magazine Causeur



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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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