Daoud Boughezala. Il y a quelques semaines, vous étiez au cœur d’Alep bombardé par l’aviation russe. Quelques mois plus tôt, à Palmyre, vous avez croisé des mercenaires russes combattant des guerriers tchétchènes de l’E.I. La guerre de Syrie est-elle désormais dominée par l’action de la Russie ?
Régis Le Sommier[1. Reporter de guerre, directeur adjoint de la rédaction de Paris Match, Régis Le Sommier vient de publier Les mercenaires du calife (La Martinière, 2016).]. Incontestablement, comme l’illustre l’initiative du général libyen Haftar qui s’est rendu à Moscou pour demander au ministre russe de la Défense de réaliser en Libye ce que la Russie est en passe de réaliser en Syrie. D’un point de vue militaire, la Russie a pris les choses en mains en Syrie depuis l’automne 2015, profitant d’une certaine incohérence de la position américaine, tiraillée entre de multiples éléments vis-à-vis de la Turquie (qui armer ? qui préparer ?), et des échecs de la CIA sur l’armement des rebelles. La faillite de l’opposition syrienne a également joué puisque les éléments modérés de la rébellion ont rapidement cédé le pas aux djihadistes. Des groupes rebelles islamistes qui n’ont d’ailleurs que très peu prêté allégeance à l’Etat islamique – ce qui confirme la nature foncièrement irakienne de l’E.I, la guerre syrienne n’ayant servi que de prétexte pour conquérir de façon fulgurante Mossoul, Tikrit et Ramadi.
Dans Les mercenaires du calife (La Martinière, 2016), vous citez pléthore de djihadistes tchetchènes guerroyant dans les rangs de Daech. Y a-t-il une matrice tchétchène de l’E.I ?
Les Tchétchènes de l’Etat islamique sont redoutables et très aguerris au combat. Au sein de l’E.I, la figure russophone symbolique était Abou Omar al-Chichani, un djihadiste géorgien à la barbe rousse, éliminé par un drone américain en juillet dernier. Son successeur est également originaire du Caucase. Ces djihadistes sont de véritables survivants dont les aînés (et parfois eux-mêmes) ont combattu la Russie en Tchétchénie dans les pires conditions. Une fois la Tchétchénie reconquise intégralement par l’armée russe, ils ont prêté allégeance au djihad international dont ils sont devenus les meilleurs combattants. Ils maîtrisent avec une formidable efficacité les techniques de combat comme l’emploi des véhicules suicide, à tel point que leurs méthodes sont étudiées à West point par les militaires américains !
À Alep, comment avez-vous pu faire votre métier de reporter pendant la bataille ?
Aujourd’hui, un journaliste occidental ne peut pas se rendre dans les zones rebelles d’Alep. Si l’Etat islamique est pratiquement inexistant à Alep, la rébellion y est dominée par des groupes djihadistes tels que Nour-eddine al-Zinki, Fatah ach-Cham (anciennement le Front Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaïda) ou Jaysh al-Moujahiddine.
On a publié dans Paris Match les seuls vrais reporters qui ont passé quinze jours avec les islamistes d’Ahrar ach-Cham dans la province d’Idleb : Farouk Atig et Ahmed Dib. Les autres « journalistes » du camp rebelle sont plus ou moins des activistes. Cet automne, je me suis rendu à Alep-Ouest, du côté gouvernemental, j’ai approché la ligne de front où j’ai constaté le caractère effrayant des frappes russes. Mais du côté Ouest de la ville, j’ai aussi subi des tirs d’artillerie en provenance des zones rebelles qui tombent n’importe où et tuent beaucoup. N’oubliez pas que côté gouvernemental, vivent environ 1 200 000 habitants (contre moins de 250 000 de l’autre côté du front) cibles des tirs d’artillerie et d’obus de mortier rebelles.
Dans ces orages d’acier, quel est le quotidien des civils ?
C’est un enfer pour tout le monde. Certains quartiers comme Salaheddine sont divisés en deux depuis trois ans. Des familles étant déchirées de part et d’autre de la ligne de front, leurs membres ne peuvent pas nécessairement se voir mais développent des stratégies de survie. Beaucoup de snipers se cachent un peu partout, il est dangereux de faire son marché. Du côté gouvernemental, certains recouvrent leur voiture d’une fine couche de boue rouge pour se rendre moins visible des snipers. A l’Est, la même technique de camouflage est utilisée pour se cacher des avions bombardiers. Cet automne, en représailles aux frappes russes, les rebelles ont coupé le principal axe d’approvisionnement en eau, ce qui s’est répercuté sur l’ensemble de la ville. L’armée syrienne a donc organisé des rationnements, les enfants remplissaient des bidons d’eau la journée pour fournir leur famille. À cause de la quantité d’obus qui tombe sur la partie gouvernementale d’Alep, des ambulances se postent presque 24h/24h dans la rue avec des brancards dressés contre les immeubles pour récupérer une personne dès qu’elle est blessée et l’envoyer le plus vite possible à l’hôpital. L’hôpital, c’est d’ailleurs la cour des miracles : vieillards, enfants comme soldats viennent s’y faire soigner. Mais la réalité est encore plus horrible côté Est, à cause des bombardements russes contre la rébellion.
Malgré ce constat, à la différence de beaucoup de vos confrères, vous refusez de condamner unilatéralement l’offensive russe à Alep. Pourquoi ?
Depuis cinq ans, la guerre en Syrie n’oppose pas des méchants d’un côté et des gentils de l’autre. Cette vision aussi naïve que morale m’insupporte. La plupart de mes confrères et le gouvernement français cultivent une illusion qui n’a rien à voir avec la réalité du terrain. Je n’ai jamais prétendu que les méthodes de guerre utilisées par les Russes depuis septembre pour reconquérir la partie Est d’Alep étaient souhaitables. Mais cet été, les quartiers loyalistes ont été extrêmement touchés par l’offensive des rebelles qui avaient réussi à briser le siège de leurs quartiers il y a quelques mois. D’après l’Observatoire syrien des droits de l’homme (un site d’opposition !) 59 enfants sont morts en juillet du côté gouvernemental d’Alep et à peu près le même nombre dans la zone rebelle…
Reconnaissez que les bombardements russes et syriens, parfois au baril d’explosifs, se sont révélés particulièrement intenses et violents ces dernières semaines.
La vie d’Alep ne peut se résumer aux événements des trois derniers mois. Le siège actuel de la partie Est ne doit pas faire oublier le siège de la partie Ouest en 2013. Il faut aussi savoir que certains « casques blancs » d’Alep-Est appartiennent à des groupes djihadistes. C’est la complexité de la guerre : on peut être combattant et, si on a des compétences d’infirmiers, on les met tant et si bien au service des siens qu’on sauve des vies !
Vous comparez souvent la bataille d’Alep aux pires moments de la guerre de Tchétchénie. Une victoire de l’armée fidèle à Assad en fera-t-elle le Stalingrad de la guerre syrienne ?
« C’est Grozny !» m’a dit cet automne mon photographe qui a vécu les guerres de Tchétchénie. On regardait les collines pelées au nord d’Alep sur la route du Castello, dans le quartier kurde de Cheikh Maqsoud et on a soudain entendu les Soukhoi qui bombardaient l’Est de la ville. Alep sera peut-être le Stalingrad de la guerre de Syrie. C’est en tout cas une ville extrêmement grande, naguère capitale industrielle du Moyen-Orient. La perte d’Alep signifierait, sinon la victoire d’Assad, du moins l’échec de l’opposition à proposer une alternative à Bachar Al-Assad. Ceci dit, du côté gouvernemental, j’ai constaté la « war lordisation » de certains quartiers conquis par le régime, comme Bani Zaid.
C’est-à-dire ?
Reprise en août aux rebelles, la zone de Bani Zaid est occupée par tout un tas de milices supplétives de l’armée syrienne. Les soldats y portent des uniformes un peu dépareillés. Ces groupes qui combattent depuis très longtemps rappellent les corps-francs de l’Allemagne des années 1920. Si la guerre s’arrête, il sera très compliqué de les faire rentrer dans le rang.
À la faveur de la guerre, la Syrie est devenue un véritable gruyère. Au centre du pays, dans la poche rebelle de Rastane, des groupes d’opposition islamistes sont retranchés depuis trois ans et font face à l’armée syrienne dans un contexte proche de la première guerre mondiale. À la campagne, c’est tranchée contre tranchée. On s’envoie régulièrement des obus mais le front ne bouge pas. De temps en temps, les soldats creusent un tunnel et y introduisent une charge d’explosifs pour faire exploser la tranchée d’en face, comme les Anglais pendant la bataille de la Somme. Mais l’opposition est si morcelée, malgré la puissance de Fatah ach-Cham, qu’il est difficile de prévoir l’avenir.
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