Aujourd’hui réédité, le roman Au Poiss’d’or, (1929) d’Alec Scouffi ressuscite les bas-fonds de Paris dans une écriture somptueuse. Jean Genet n’est pas loin.
Vous aimez les romans de Francis Carco et de Mac Orlan ? Les goualantes de Fréhel et de Damia ? Cette atmosphère de demi-brume où rôdent les petites gouapes et les bourgeoises coiffées à la garçonne ? Les smokings des riches fêtards et les casquettes prolétaires qui trinquent dans ces bistrots ouverts trop tard de la rue de Lappe et ces boites de Pigalle où pourrait apparaître la silhouette d’un Maigret à la recherche d’un fils de famille en fuite ?
Une ambiance qui sent bon le pavé humide
Bref, une ambiance qui sent bon le pavé humide des pluies de la déveine et les années folles, les errances de l’aube dans des décors de Trauner et les Hispano-Suiza qui feulent dans les contre-allées du Bois de Boulogne ? Alors il y a de fortes chances que vous aimiez Au Poiss’ d’or, d’Alec Scouffi, auteur oublié mais flamboyant dont la vie ressemble à une nouvelle de Morand mais la mort à un article de Détective et qui a été, sous son nom, un personnage de Modiano, notamment dans Rue des Boutiques Obscures.
C’est aux excellentes et toujours élégantes éditions Séguier ainsi qu’à l’érudit buissonnier Cédric Meletta que l’on doit cette exhumation du Poiss’ d’or, roman sorti en 1929, de manière relativement confidentielle mais qui révèle un style étonnant, où la boue et l’or se mélangent, où l’argot des fortifs et la préciosité symboliste se confondent, comme si Albert Simonin et Sar Péladan s’étaient rencontrés pour raconter le destin de P’tit Pierre, fils d’un boulanger de Saint-Germain en Laye, adolescent torturé par des désirs inavouables qui vole la caisse paternelle et devient Chouchou, prostitué homosexuel travaillé par une contradiction permanente entre son goût pour l’avilissement et son aspiration à la pureté.
Des hommes qui en sont
Si Au Poiss’ d’or n’est pas autobiographique, il n’empêche que Scouffi, né en 1886, rejeton d’une famille grecque et francophone d’Alexandrie, était ouvertement homosexuel comme son compatriote alexandrin le grand Constantin Cavafy. Après avoir été blessé lors de la guerre Gréco-Turque, Scouffi débarque à Paris. Il a déjà publié une poésie qui doit plus à Robert de Montesquiou qu’à André Breton, il est aussi chanteur d’opéra à l’occasion et côtoie tout le gratin des années vingt.
Ce qu’il montre très bien d’ailleurs, c’est à quel point l’homosexualité, du fait de sa répression, produit dans la société une circulation secrète et étonnante entre tous les milieux. On en avait déjà eu de beaux aperçus dans Proust, on en a avec Scouffi un exposé minutieux, amusé, effrayé : p’tit Pierre devenu Chouchou, au frais minois, ne passe pas sa vie dans sa chambre au mois de l’hôtel borgne Au poisson d’or. Non, il est partout avec tout le monde et il sait que les étreintes dans les « théières » unissent aussi bien le poète que l’ouvrier qui arrondit là ses fins de mois, l’académicien à légion d’honneur et le maçon aux mains poudreuses. Même des policiers « en sont » et se retrouvent utilisés par leurs supérieurs pour coincer ou transformer en indic les prostitués comme Chouchou car il y a aussi du roman noir dans les pages de Scouffi.
Du côté de Jean Genet
Mais ce qui fait d’Au Poiss’ d’or un roman qui dépasse de loin la « curiosa » pour amateur de bouquinistes, c’est le regard posé sur l’homosexualité. On n’est pas seulement ici, grâce la description incroyablement vivante, dans la condamnation d’une hypocrisie généralisée d’une époque et d’un milieu. Non, on est déjà du côté de Jean Genet, d’une homosexualité comme subversion de l’ordre établi et comme travail du négatif, comme esthétique de la provocation et du danger qui peut à tout instant se retourner contre vous.
Alec Scouffi, d’ailleurs, sera retrouvé mort en 1932 dans son appartement de la rue de Rome, assassiné par une de ses conquêtes que la police ne retrouvera jamais. Comme pour parapher ce roman qui a tout d’un défi.
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