La société tout entière est priée de continuer à croire que le vin est une merveille, fruit des attentions et des amours des vignerons et du terroir, civilisé, raffiné, luxueuse pépite pourvoyeuse de devises, créatrice de lien social, exclusivement bénéfique dans ses prestigieuses appellations séculaires, et sans danger aucun.
À condition, bien sûr, qu’il soit consommé « avec modération ». Comme dans tout stéréotype, il y a une part de vérité dans cette présentation car le vin apporte du plaisir gustatif, de l’agrément social, du bien-être temporaire. Et il est tout à fait légitime, sain et bon vivant, que la société puisse goûter les plaisirs qu’il procure.
Mais ce tableau idyllique est fallacieux car il dissimule les vices cachés qui sont inhérents à sa consommation. Le vin n’est pas un simple jus de raisin élaboré, doté de goûts variés et subtils. S’il n’était que cela, personne ou presque n’en boirait. Le secret principal de sa séduisante alchimie est lié à l’alcool qu’il contient (appelé alcool éthylique, ou éthanol : C2H5OH). C’est l’alcool qui donne au vin ses propriétés psycho-actives. Et, de ce point de vue, il ne se différencie aucunement des alcools forts, bière, cidre qui tous contiennent cette molécule qui fait l’attrait principal des boissons alcooliques. Mais qui en constitue aussi, indissociablement, le redoutable et souterrain danger.
La tromperie, même si elle est involontaire, consiste à présenter le vin comme exclusivement bénéfique, du côté du Bien, avec uniquement des avantages, et à dissimuler, voire à nier, ses nuisances potentielles pourtant bien réelles. Or l’alcool n’est pas que bon, c’est aussi un ensorceleur, un tueur qui choisit ses proies. Il en gracie beaucoup, mais il est implacable avec celles qu’il sélectionne. Selon quels critères ? Encore aujourd’hui, nous ne savons toujours pas, parmi les innombrables consommateurs de vin et d’alcools qui aura ultérieurement à en pâtir, qui deviendra alcoolo-dépendant, qui éprouvera, à vie, de l’agrément sans le moindre trouble. Tant que les producteurs ne savent pas retirer l’éthanol du vin, pour le public c’est le Loto.
L’argument de la « modération » est uniquement un élément statistique, il n’a aucun pouvoir de prédiction individuel : certaines personnes qui boivent très peu, et « que du bon », peuvent devenir alcoolo-dépendantes, d’autres boire à profusion… et rester indemnes. La « modération » est un argument de bon sens en santé publique, ce n’est nullement une garantie individuelle.
Le piège mental dans lequel nous tombons vient d’une perception erronée du risque réel que l’alcool représente. Il y a des substances qui rendent presque tout le monde addict très rapidement (tabac, héroïne…). L’alcool non. Le plus grand nombre, environ 90% de la population, n’aura pas de soucis majeurs avec l’alcool. Pour le tabac comme pour l’alcool, les dégâts sont tardifs, différés. La tentation est grande de ne pas voir de risque pour soi puisque nous sommes si nombreux à pouvoir boire sans problème. L’alcool, substance familière et désirée, n’est pas perçu spontanément comme dangereux.
C’est là où la propagande, qui exalte la magnificence du monde du vin, devient pernicieuse en faisant miroiter exclusivement ses attraits et, en dissimulant ses conséquences tragiques pourtant bien réelles, joue un bien mauvais tour aux personnes qui deviennent malades à cause de l’alcool. Il faut quand même se rendre compte que cette innocente molécule cause la mort de 49000 personnes par an (16 fois la route, 200 fois plus que le sida…) , sans oublier les centaines de milliers de désastres individuels et relationnels préalables qui durent des années, alors que les malades qui devraient se soigner n’osent souvent pas le faire car ils ont intégré la culpabilité et la honte d’avoir failli, distillés par la désinformation. Ils n’ont pas su être raisonnables, se contrôler, ils ont exagéré, ce sont des faibles, sans volonté, pas bien reluisants, etc. Beaucoup se terrent.
Le comble de l’absurde, et de l’injuste, attend l’alcoolo-dépendant qui tente de se soigner efficacement (proportion infime parmi les centaines de milliers de personnes concernées) : comme le soin initial implique de cesser d’absorber le toxique, il se trouve dans une position de marginalisation en situation sociale, en n’ingérant pas d’alcool dans un monde où tout le monde boit alcoolisé à la moindre occasion. Avec en prime le risque de stigmatisation, puis d’ostracisme, que les majorités appliquent à ceux dont les moeurs diffèrent des leurs. Résultat direct de la propagation, et de l’entretien, de préjugés fallacieux. Dans ce contexte, la Loi Evin est un minimum pour limiter le massacre.
Le pouvoir politique doit arbitrer entre les intérêts, complémentaires ou opposés, des différents groupes vivant sur le territoire. On peut comprendre qu’il décide de ne pas trancher entre l’apport d’une filière économique, et les coûts qu’elle engendre, même s’ils sont supérieurs, eu égard à la complexité du problème.
En revanche, il est indispensable que la puissance publique protège la santé des jeunes, et des moins jeunes, sans oublier les femmes enceintes, et empêche, grâce à la loi, qu’ils soient davantage désinformés par la démagogie des lobbies et leurs seuls intérêts immédiats.
Laisser se répandre sans entraves une séduction publicitaire qui d’emblée se laverait les mains de la morbidité et de la mortalité induites par les produits qu’elle vante, serait d’une inacceptable légèreté. Le tabac et l’alcool, avec le sous-groupe très nombreux des dépendants alcoolo-tabagiques, causent plus de 120.000 morts, prématurées, par an. Quel gâchis !
En accord avec Evin, et Saint -Exupéry (« Je n’aime pas qu’on abîme les hommes »), je crois qu’il faut laisser un maximum d’espace de liberté, à condition que la liberté des uns ne nuise pas dramatiquement aux autres et à leur intégrité. La désinformation, les préjugés entretenus, les clichés éculés nuisent. Les poulaillers ont besoin de solides grillages pour se prémunir des inoffensifs renards masqués.
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