Assassinat du juge Nisman : entre péronisme et antisémitisme


Assassinat du juge Nisman : entre péronisme et antisémitisme

alberto nisman argentine

Le juge Alberto Nisman avait repris en charge le dossier de l’attaque terroriste sur la mutuelle juive AMIA, en Argentine, qui avait fait 85 morts et plus de 200 blessés en 1994. Il est décédé le 18 janvier 2015 d’un coup de feu à la tempe, quatre jours après avoir accusé la présidente Cristina Kirchner d’avoir protégé les suspects iraniens de l’attentat. Un mois plus tard, on ne savait toujours pas s’il s’agissait d’un suicide ou d’un assassinat[1. Depuis, une enquête privée réalisée à la demande de sa veuve, magistrate comme lui, a conclu à une exécution.].

En hommage au défunt et à sa cause, et en signe d’indignation face à l’inefficacité des enquêteurs, une marche silencieuse a été appelée par la famille du juge Nisman et plusieurs de ses collègues magistrats ainsi que par les représentants de l’AMIA, le 18 février dans le centre de Buenos-Aires. Selon les sources policières, plus de 400.000 personnes se sont rassemblées derrière la banderole noire « Hommage au juge Nisman. Marche du silence », pour défiler aux seuls cris sporadiques de « justice », « je suis Nisman », « nous sommes tous Nisman ».

Sous une pluie battante, les manifestants se sont dirigés jusqu’à la Place de Mai (face au palais présidentiel) où ils ont entonné l’hymne national. Sur les réseaux sociaux argentins, on a parlé de « Marche des parapluies » : une référence au nom que l’on avait donné à la manifestation – historique, elle aussi – organisée en 1994 pour protester contre l’attentat à la bombe de l’AMIA. Vingt et un ans plus tard, l’affaire n’est toujours pas résolue, et le juge Nisman peut être considéré comme la 86ème victime de cette attaque antisémite.

C’est précisément contre l’oubli et l’impunité de ces crimes que se sont mobilisés les Argentins. Bien que tout slogan politique ait été banni, cette marche a ranimé le souvenir d’autres manifestations de masse récentes qui ont secoué Buenos Aires : celle convoquée en 2008 par des organisations agricoles, en pleine crise du soja opposant le gouvernement Kirchner aux agriculteurs, ou encore le cacerolazo géant de 2012 contre la politique générale du gouvernement, et surtout contre la tentative de la présidente de modifier la Constitution pour pouvoir briguer un troisième mandat.

La manifestation en hommage au juge Nisman ne pouvait que tourner à la convergence des critiques à l’encontre de Cristina Kirchner, et de son mode de gouvernement autocratique et erratique. Comme en 2012, la présidente souffre ainsi d’une nouvelle baisse de sa cote de popularité (élue en 2011 avec près de 54 %, elle chute encore de 32,5 % à 29,8 % après la mort de Nisman). Par ailleurs, les fractures au sein du Parti Justicialiste[2. Le parti péroniste a pris ce nom en 1972, alors que venait d’être levée l’interdiction qui le frappait depuis la chute de Perón en 1955.], et plus particulièrement les rivalités au sein du mouvement kirchnériste Frente para la Victoria, ont ouvert la voie à un sérieux concurrent pour l’élection présidentielle du 25 octobre 2015, Mauricio Macri (maire conservateur de Buenos-Aires lui-même indirectement impliqué de façon confuse dans l’enquête policière de l’AMIA) et à une remontée possible de l’ensemble des partis d’opposition pour les élections parlementaires qui renouvellent également la moitiés des chambre à cette même date.

La présidente a contribué elle-même à cette politisation, accusant l’opposition de récupérer l’affaire, qualifiant la marche de manifestation d’opposition et le mouvement de protestation de « Parti Judicaire » (jouant manifestement sur les mots « judiciaire » et « justicialiste ») : « Le 18 février n’est pas un hommage à un juge ni une demande insolite de justice mais le baptême du feu du Parti Judiciaire », a-t-elle déclaré. Problème : cette polarisation du débat politique et de la société, propre à toute stratégie populiste, se retourne aujourd’hui paradoxalement contre la leader néo-péroniste.

La lutte contre « l’impunité » a en effet constitué depuis les années 2000 la colonne vertébrale du discours kichnériste, relayé par des associations politisées comme les Mères de la place de Mai (tendance Hebe de Bonafini). Cette notion d’« impunité » s’est diffusée au départ autour de la question de la justice pour les crimes des dictatures, instrumentalisée de façon à effacer les jugements exemplaires imposés par le président radical Raul Alfonsin en 1985 (condamnant notamment le dictateur Videla à perpétuité, tandis qu’il sera gracié par la suite en 1990 par le président péroniste Carlos Menem). Puis elle s’est étendue dans les années 2000 aux « crimes sociaux », signalés par les actions à la limite de la légalité des piqueteros (barreurs de routes), et aux « crimes économiques », soumis à la justice populaire des escraches (scandales organisés devant les domiciles de personnages politiques accusés par l’opinion mais pas mis en cause par la justice).

Or aujourd’hui, ce sont ceux qui se révoltent contre les pratiques péronistes qui réclament justice et s’indignent contre l’impunité mise en œuvre par le pouvoir. Ce mouvement de protestation met alors en évidence deux thèmes traditionnels du péronisme : le justicialisme et un certain antisémitisme politique. Des liens entre péronisme et antisémitisme se sont en effet révélés dès les débuts du mouvement péroniste lui-même : le 17 octobre 1945, lors de la grande mobilisation pour libérer Perón, se sont produits « quelques désordres populaires à travers des provocations clairement antisémites ». Et dans les années 60, une enquête réalisée auprès d’ouvriers de la capitale fédérale fait apparaître que « la différence fondamentale entre les groupes péronistes et les autres réside dans leur opinion sur les Juifs » (voir Leonardo Senkman, El antisemitismo en la Argentina).

Ces souvenirs du péronisme historique ne peuvent qu’ajouter au trouble concernant les soupçons du juge Nisman quant à la tolérance, ou du moins l’indifférence, dont aurait fait preuve Cristina Kirchner face aux attentats antisémites passés. Ce qui l’aurait incitée à passer un accord en 2013 avec le gouvernement iranien, pour éviter les poursuites à l’encontre des terroristes supposés et étouffer définitivement l’affaire. La persistance d’anciens réseaux souterrains d’extrême-droite national-catholique et antisémite, dans différentes parties du pays, renforce encore le malaise des Argentins confrontés à ces vieux démons.

*Photo : Rodrigo Abd/AP/SIPA. AP21694969_000006.



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Philosophe et politologue. Présidente du CECIEC. Membre de Dhimmi Watch et de l’Observatoire des idéologies identitaires. Dernier ouvrage paru : "Cinquante nuances de dictature. Tentations et emprises autoritaires en France et ailleurs". Éditions de l’Aube 2023

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