Albert Simonin, maître auxiliaire


Albert Simonin, maître auxiliaire

grisbi albert simonin

Dans les familles fauchées du début des Trente Glorieuses, l’achat de livres était réservé aux seuls ouvrages indispensables et indémodables : dictionnaires, encyclopédies, grands classiques de la littérature. Pour le reste, nouveautés, essais, récits de voyages et d’aventures, on utilisait la bibliothèque municipale, conquête du Front populaire soucieux de briser le monopole paroissial de la diffusion du livre dans les milieux populaires. Cependant, les chaisières staliniennes, adoratrices de Jeannette Vermeersch, qui veillaient aux acquisitions de la bibliothèque de la ville de ma jeunesse, en avaient catégoriquement exclu les ouvrages de la Série noire. Peter Cheyney et « Ridgway-la-peste », même horreur impérialiste yankee, et celui qui arguait de l’engagement communiste d’un Dashiell Hammett pour s’opposer à cette mise à l’index était accusé de trotskisme, autant dire menacé de mort sociale.

Il s’était donc organisé, dans le cercle des amis et connaissances de notre famille, un circuit parallèle de diffusion des livres à la couverture cartonnée noire et jaune. Inutile de préciser que les enfants que l’on nommerait aujourd’hui « préados » étaient tenus à l’écart de cette littérature supposée heurter leur sensibilité et souiller leur innocence. L’attrait du fruit défendu conférait donc aux romans de la Série noire une valeur équivalente à celle du chapitre « Organes génitaux » du dictionnaire médical familial. Comme la plupart des romans noirs américains de l’époque se soumettaient au code Hays, gardien de l’ordre moral des studios d’Hollywood, par crainte d’obérer leurs chances d’être portés à l’écran, nous faisions nos délices du seul auteur français star de la collection, Albert Simonin.

Grâce à son argot aujourd’hui classique, le lecteur clandestin préado sortait par le haut de la sécheresse descriptive de l’anatomie médicale (vagin, vulve, verge, scrotum, etc.) comme de la mièvrerie bêtifiante du parler-enfant utilisé par les adultes (zigounette, minou, féfésses) : « Côté plastique, faut avouer que Lucette était armée : ogives indéformables, cuisses fuseau grand sport, noix rondouillardes et une cambrure de hanche dégradé moelleux, tout ce qu’il y a de plus confortable. » Quelques pages plus loin, ladite Lucette se retrouvait « à loilpé » après avoir dégrafé son chemisier et « fait pointer ses roberts à la fenêtre ». Heureusement, je n’ai su que très tard que mon maître Simonin avait été petite main littéraire de l’ignoble antisémite Henry Coston pendant l’occupation nazie, forfait qu’il paya de cinq ans de ballon.

 



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