Albert Memmi s’est éteint paisiblement vendredi dernier. Il avait 99 ans. Sociologue, romancier, essayiste, poète et professeur à l’École Pratique des Hautes Études, il laisse une œuvre essentielle.
En 1953, son premier livre La statue de sel fait entrer par la grande porte, le minuscule monde juif tunisien dans la Littérature française.
La Statue de sel est un condensé de ce que sera l’œuvre de Memmi : questions sur ses identités multiples, du passage d’un monde simple et pauvre à celui de la culture, des allers retours entre la Tunisie et la France, Juifs et arabes etc
Albert Memmi est né en 1920 dans la Hara de Tunis, ce quartier juif pauvre, où les ruelles sont étroites et désordonnées et où de nombreuses échoppes misérables nourrissent péniblement les familles. Son père y est bourrelier. Sa mère s’occupe d’une fratrie de 13 enfants. Elle est belle, joyeuse et analphabète. On pense à la mère de Camus bien sûr. C’est lui qui préfacera La statue de sel.
Un philosophe brillant
Après le kattab (l’école religieuse), le petit Albert rejoint l’Alliance Israélite – ouverte en Tunisie depuis 1878 – puis l’illustre Lycée Carnot. Il est brillant. Il obtient une bourse. Il part à Alger commencer ses études de philo puis à la Sorbonne.
Il rencontre sa femme, une Française catholique et la remmène à Tunis. Le fait est rare à l’époque, ils étaient peu à faire ce choix. Que va penser la dame des siens, à des années-lumière de son monde ? Albert Memmi en fera son roman Agar, en 1955. S’il n’est ni croyant ni pratiquant, il est juif. Comment vivre un couple mixte ? Comment vivre ses identités plurielles ? « Voilà que ma vie me remonte à la gorge », écrit-il. Du petit bout de la lorgnette de ce qu’il vit ou voit, Memmi écrit l’universel. Très vite, il travaille sur la colonisation. Anticolonialiste convaincu, il publie Portrait du colonisé en 1957. Sartre le préface.
La guerre d’Algérie bat son plein et les autorités françaises sauront lui rappeler ses positions quand il demandera la nationalité française (alors que sa femme et ses enfants sont Français) et qu’elle lui sera refusée. Il ne l’obtiendra que 15 ans après son installation en France. Albert Memmi fait partie de ces juifs tunisiens qui ont « joué le jeu » de la Tunisie tunisienne et de son Indépendance. Après tout, il est Tunisien. Sauf qu’il n’est pas dupe. Être minoritaire en pays arabe n’est pas simple.
Rappelons que la présence juive en Tunisie remonte à la reine Didon, donc antérieure à la présence arabe. Avant le Protectorat, les juifs ne jouissaient pas d’un statut enviable, ils étaient des dhimmis, c’est-à-dire des « protégés », soumis au bon vouloir du prince, qui les défendait souvent contre ses propres sujets. Humiliations, injustices, violences sont dans les mémoires et racontées dans nombre de récits. La France va donner aux Juifs un statut légal en 1881.
Après l’Indépendance de 1956 et surtout après la guerre de Bizerte en 1961, les Tunisiens ont « liquidé avec intelligence et souplesse les communautés juives ». Pas de brutalités ouvertes, comme d’autres pays arabes, mais étranglement économique pour les juifs, patentes commerciales non renouvelées, fonctionnaires non engagés, poste de médecins non reconduits a l’hôpital etc.
« Bourguiba n’a probablement, dit Memmi, jamais été hostile aux juifs mais sa police était toujours en retard quand les magasins des juifs étaient pillés »…
Le créateur du terme de judéité
Dans Portrait d’un Juif Memmi soulignera le caractère paradoxal de l’existence juive en Afrique du Nord et élargira même sa pensée : selon lui, il n’existe pas dans les sociétés chrétiennes ou arabes de position neutre vis-à-vis de la judéité, ni chez les juifs ni chez les non juifs. Ce terme de judéité, c’est lui qui le crée.
On imagine les réactions que cette affirmation a provoquées. Qu’importe. L’homme n’est pas simplifiable, c’est ce qu’il écrit et revendique au moins une triple identité, juive, française et tunisienne. Il propose plutôt le terme de juif-arabe. Avec trait d’union, ou de désunion, essentiel, car « si les arabes sont nos frères, ils sont aussi nos ennemis ». Memmi est l’homme de la démythification.
Non, les relations entre juifs et arabes n’étaient pas idylliques et non ce n’est pas la création de l’État d’Israël qui a gâché cette soit disant idylle. Nous y voilà. 45 ans après le Portrait du Colonisé, Memmi publie le Portrait du Décolonisé. Il rappelle que si la colonisation a produit une pensée essentialiste, ça s’est passé des deux cotés, devenant une véritable assignation identitaire, à laquelle les décolonisés devraient réfléchir. Depuis qu’ils sont libres, leur sort s’est dégradé. La corruption et le potentat ont entraîné une terrible misère.
Les Arabes prisonniers de l’islam
Pour lui, le malheur des Arabes ne vient pas de l’existence d’Israël et le conflit israélo palestinien est surestimé et nourri de deux mythes : le premier, celui de la nation arabe unie et le deuxième qu’Israël est le cancer qui empêche cette union. Memmi dénonce aussi les intellectuels arabes, coupables selon lui de ne pas oser toucher aux textes, au Coran, comme de laisser le savoir et la pensée arabes figés dans un passé, riche, mais datant d’Averroès. Il serait temps pour eux de faire bouger les lignes et de se libérer, pour ce faire, du religieux.
Pendant le Printemps arabe il fut un des rares à ne pas s’enthousiasmer sans réserve, loin s’en faut.
Il faut voir l’émission « Ce Soir ou Jamais » de février 2011 où, face à des invités hostiles ou ricanant, dont Tarek Ramadan, Albert Memmi, 90 ans à l’époque, défend sa pensée avec calme. Courageux, libre, pluriel, Albert Memmi a vécu et écrit intensément le siècle et nous a donné des clefs pour appréhender l’avenir. Il faut lire et faire lire son œuvre.
Portrait du colonisé, précédé de : Portrait du colonisateur
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