Le citoyen lessivé par une campagne électorale aussi épuisante qu’insane, aspire au repos. Il est fatigué de toutes ces injonctions. La Démocratie ne lui laisse guère l’occasion de souffler. Intrusive et directive, elle le poursuit jusque dans son foyer en l’appelant à s’exprimer sur tous les sujets. Le silence comme l’abstention sont aujourd’hui punis médiatiquement. La télévision, agent perturbateur du système, tance les indécis, les rêveurs et tous ceux qui ne participent pas au débat national sous peine d’opprobre.
L’homme de la rue, cerné de toutes parts, a bien du mal à trouver un refuge, un modeste abri où sa singularité ne serait pas offensée, où sa dignité ne serait pas marchandée, où sa paresse ne serait pas salie. Il est bombardé de mots d’ordre, assailli de représailles, poussé à s’engager, à participer, à manifester, à pétitionner, à gesticuler avec la meute. Lui qui ne demande rien, sauf dormir et se perdre dans les méandres de ses pensées. Il n’a droit à aucun répit. Les réseaux sociaux veillent à ce qu’il prenne la parole ou la plume. Quand le piège commence à se refermer, que l’air devient irrespirable, il ne lui reste qu’une solution : lire l’œuvre d’Albert Cossery (1913-2008). Huit livres explosifs qui viennent dynamiter le discours ambiant, fracasser les faux-semblants, moquer l’activisme absurde de notre époque, mettre un frein à l’emballement d’une modernité absconse. Les Parisiens de la Rive Gauche se souviennent d’avoir croisé la silhouette hiératique de l’écrivain égyptien, Grand prix de la francophonie, locataire éternel de l’hôtel la Louisiane, rue de Seine.
Pourfendeur rigolard du progressisme
Cette figure germanopratine d’avant la sédimentation du quartier en zone commerciale et touristique donnait de l’allure au pavé gris, de la profondeur à la vacuité des générations éprises de technologie. Apercevoir Albert avec sa cigarette marchant dans les allées du Luxembourg ou amarré à une terrasse, c’était communier avec la littérature, retrouver l’essence même de notre langue, son caractère narquois et désabusé derrière le masque de la fantaisie. Cet ami de Lawrence Durrell, Henry Miller, Albert Camus, marié un temps à la comédienne Monique Chaumette, a écrit des manuels d’insoumission sous l’aspect de fables orientales. Ce réfractaire, aristocrate de la sieste, pourfendeur rigolard du progressisme, a toujours préféré les personnages en marge des convenances, en dehors des coteries. Ses héros n’ont pas la volonté de se fondre dans la société, d’en accepter les diktats de réussite absurdes, les compromissions et autres génuflexions.
A la quête frénétique d’argent et de pouvoir, ils ambitionnent à la paresse et à l’indolence. Ces gens-là ne courent après aucune reconnaissance, aucun geste d’inféodation ne les anime, c’est par leur dissonance qu’ils retrouvent leur harmonie intérieure. Grâce au travail exceptionnel de l’éditrice Joelle Losfeld, ces brûlots plongent le lecteur dans les rues chaotiques du Caire, au milieu d’estropiés et d’indigents. L’échelle des valeurs y est inversée. L’autorité ridiculisée. La repentance larmoyante moquée. Les déviances considérées comme des délivrances. La (re)lecture de Mendiants et orgueilleux (1955) qui vient de sortir dans une nouvelle édition augmentée et enrichie (préface de Roger Grenier, portfolio, premières pages d’un roman inachevé Une époque de fils de chiens, etc…) reste un moment d’ironie mordante et de nettoyage à sec des esprits embrumés. La mendicité y est érigée en beaux-arts. « Dans la confusion générale, personne ne semblait attacher de l’importance à son état de mendiant sain et florissant. Parmi tant d’absurdités réelles, le fait de mendier paraissait un travail comme un autre, le seul travail raisonnable d’ailleurs », écrivait-il. Pour mieux appréhender et saisir la philosophie de ce dandy élevé chez les Frères de la Salle, il faut absolument acheter Le désert des ambitions avec Albert Cossery de Rodolphe Christin aux éditions L’échappée. Une démonstration magistrale, enlevée, tordante et chirurgicale qui, une fois de plus, révèle tout le talent de cet essayiste virtuose. Il avertit que « lire Cossery est certes divertissant, mais réduire sa littérature à une littérature simplement distrayante serait commettre une sévère erreur d’appréciation ». Grâce à cet entremetteur avisé, vous vous imprégnerez de « la dimension aristocratique de l’attitude cossérienne », de son rapport à la joie, à l’oisiveté ou à la révolution, enfin le programme politique le plus réjouissant de ce début d’année !
Mendiants et orgueilleux d’Albert Cossery – Nouvelle édition augmentée et enrichie – Editions Joelle Losfeld –
Le désert des ambitions avec Albert Cossery de Rodolphe Christin – L’échappée –
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