Accueil Édition Abonné Albert Batihe: «Nous, les Noirs, nous avons un complexe d’infériorité transmis de génération en génération»

Albert Batihe: «Nous, les Noirs, nous avons un complexe d’infériorité transmis de génération en génération»

Entretien avec l’entrepreneur Albert Batihe


Albert Batihe: «Nous, les Noirs, nous avons un complexe d’infériorité transmis de génération en génération»
Albert Batihe © Hannah Assouline

Pour cet entrepreneur fils d’immigrés camerounais, il y a bien une question noire en France. Mais la faute n’incombe pas à ceux que vous croyez. L’obstacle principal à l’assimilation vient des familles et de la communauté. Retour sur un parcours qui donne de l’espoir. 


Causeur. Depuis des siècles, dans la plupart des sociétés, la couleur de la peau et particulièrement de la peau noire, est une variable importante, parfois déterminante, dans les trajectoires des individus. Cependant, cette variable est elle-même éminemment variable : par exemple, elle n’a pas le même poids au Brésil qu’aux États-Unis. Y a-t-il une « question noire » en France ?

Albert Batihe. C’est une question que je me pose depuis la première fois où, il y a plus de quinze ans, je me suis demandé ce qui me liait, en tant que noir, à la société française. Est-ce que je suis français ? Africain ? Et si je ne suis ni l’un ni l’autre, alors qui suis-je ? Et, bien sûr, je me suis aussi demandé pourquoi, bien que je sois né à Paris et que mes valeurs soient françaises, on ne me reconnaissait pas toujours et automatiquement comme Français.

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Et à quelle réponse êtes-vous parvenu ?

J’ai compris que nous, les Noirs, nous avions, sans le savoir, un complexe d’infériorité transmis de génération en génération par nos parents. Chez moi, dès qu’on exprimait une ambition, dès qu’on prétendait entreprendre, nos parents et plus généralement notre cercle familier nous opposaient un cinglant : « Reste à ta place ! » Le mot d’ordre était simple : ne pas dépasser les autres. « Tu seras ouvrier comme ton père et comme ton fils après toi. » Cette façon de voir le monde est ancrée dans la mentalité de mes parents et de mes grands-parents, ainsi que dans celle de nombreux autres Noirs. Autour de moi, tout le monde agissait comme ça ! Mais moi, cette place à laquelle m’assignaient mes parents, mes proches et tous les adultes qui comptaient pour moi ne m’intéressait pas, mais pas du tout !

La religion m’a freiné et il a fallu que je fasse un travail psychologique sur moi-même

Quel est le rôle de la religion dans ce « complexe d’infériorité » ?

Nous sommes catholiques : la religion m’a freiné et il a fallu que je fasse un travail psychologique sur moi-même, car ma famille est imbibée des valeurs traditionnelles. L’appartenance à une paroisse camerounaise était importante. Ces paroisses sont des espèces de petits villages africains, des regroupements communautaires cimentés par la pratique religieuse et légitimés par l’Église et les textes sacrés. La Bible, la foi, l’Église n’étaient que la caution du message que nous adressaient nos aînés. C’est en se référant à la religion qu’ils nous expliquaient que l’argent est sale, que le capitalisme est mauvais. Et de là à la condamnation de toute ambition, il n’y a qu’un pas allègrement franchi. C’est le produit d’une mentalité africaine appuyée sur la Bible, la pratique religieuse et l’appartenance à une communauté.

Essayons de mieux cerner le groupe qui impose ces valeurs par la pression sociale. Quelles sont les origines de votre famille ?

Mes grands-parents paternels et maternels sont des paysans camerounais très pauvres. Ils sont francophones et, comme 70 % de la population, catholiques. Après son indépendance en 1960, le Cameroun a fait un bond en avant pour prendre la tête des pays de la région en termes de développement. Malgré les espoirs de ces années, mon père, né après la guerre et donc appartenant à la jeunesse de l’époque, ne voyait pas un avenir dans sa patrie. Il arrive en France à 24 ans après un long périple, déterminé à travailler dur pour avoir une vie meilleure matériellement. Son objectif était de venir travailler en France pour envoyer de l’argent au pays. Son installation réussie ici – pas grand-chose par rapport aux critères français, mais un vrai succès pour son milieu d’origine – lui a donné une grande valeur sur le marché matrimonial camerounais. N’importe quelle femme vous suit vers l’eldorado qu’est la France. En 1970, ma mère, choisie sur une simple photo, arrive en France. Elle avait 17 ans, lui dix de plus. Mon père occupait un poste administratif dans une entreprise, ma mère était aide-soignante. Lors de ma naissance, en 1974, la famille qui compte trois enfants avec moi est installée dans le 14e arrondissement. Quand j’ai trois ans, nous déménageons dans une HLM du 12e. Ce déménagement changera notre vie.

À ce moment-là, vers 1976, les immigrés sont plutôt en banlieue. Dans notre immeuble, il n’y avait donc ni Noirs ni Arabes

Pourquoi ?

On habitait


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Janvier 2021 – Causeur #86

Article extrait du Magazine Causeur




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