« Mais pourquoi, quand on parle des migrants à Lesbos, ne parle-t-on que des Afghans, des Pakistanais ou des Syriens et jamais de nous ? »
Sa question à peine posée, Eleonora sourit avec malice, car elle sait bien que ladite question est éminemment rhétorique. « Nous », ce sont les Albanais de Lesbos. Ils y sont environ 5000 sur une population d’un peu plus de 80 000 habitants [1]. Environ, car entre ceux que la dégradation de la situation de l’emploi en Grèce pousse à prendre le chemin du Nord de l’Europe, ceux – très rares – qui sont gagnés par le mal du pays et ceux qui accèdent à la nationalité grecque, les chiffres concernant la population albanaise fluctuent selon un mode capricieux. Au village d’Antissa, situé à l’Ouest de Lesbos, ils sont une centaine sur 700 habitants. Et parfaitement assimilés (tant pis pour le gros mot !)
Si l’on ne compte pour le moment qu’un seul mariage mixte à Antissa, tous – Grecs et Albanais – fréquentent les mêmes cafés et tavernes du village et y partagent souvent la même table. La seule ouzéri [2] d’Antissa est d’ailleurs tenue par Apostol Zeneli, un Albanais qui, le 28 octobre, jour de la Fête Nationale, a accroché un gigantesque drapeau grec sur la façade de son établissement, drapeau qu’il n’a retiré qu’après le 8 novembre, date à laquelle on célèbre le rattachement de Lesbos à la Grèce en 1912. C’est à deux pas de sa taverne que, le 21 août dernier, tout le gratin de l’île – gouverneur de la région en tête – s’était retrouvé pour honorer la mémoire de Yannis Fotiadis, député centriste de Lesbos décédé en 1969. À deux enfants du village avait été confiée la tâche de porter les gerbes ; les institutrices avaient désigné un jeune garçon dont la famille est « grecque depuis Périclès » (son père dixit) et la petite Rallou, Albanaise. Elle n’était pas peu fière, Rallou, quand Taxiarchis Véros, le maire de Lesbos-Ouest, lui a passé affectueusement la main dans les cheveux.
Une intégration réussie
Si ce sont les hommes qui, les premiers, ont débarqué d’Albanie sur l’île (pour la cueillette des olives, l’une des principales richesses locales avec l’élevage des moutons et la production d’ouzo – on compte à Lesbos une vingtaine de marques différentes), ce sont les femmes qui expriment le plus spectaculairement l’intégration si réussie de la population albanaise dans la patrie de Sappho. Eleonora Kryemadi et Linda Kotsi sont deux d’entre elles.
Elles sont toutes deux originaires de la petite ville de Gramsh, située au Sud de l’Albanie, et toutes deux mariées très jeunes à des hommes que leurs familles avaient choisis pour elles. Linda, fille d’un ouvrier agricole du kolkhoze local, a quitté Gramsh pour la Grèce en 2002 à l’âge de 19 ans avec son mari Tomorr et leur bébé Eneriko. A Gramsh, Tomorr était sans emploi. La vie du jeune couple étant très précaire, ils décidèrent, comme tant d’Albanais depuis les années 90, de fuir la misère et la corruption et de tenter leur chance en Grèce. Après un bref passage dans les Sporades, où Tomorr avait exercé plusieurs petits boulots six ans auparavant, ils prirent la direction de Lesbos et se fixèrent à Antissa. Leur première décision, à l’instar de la plupart de leurs compatriotes, fut de changer de prénom : Tomorr devint Alexis et Linda jeta aux oubliettes son trop exotique Maïlinda de naissance. Elle apprit le grec très vite, sur le tas, sans leçons. Elle le parle aujourd’hui comme une native, sans le moindre accent et emploie même avec aisance le dialecte de la région truffé de mots d’origine turque – 450 ans d’occupation, cela marque une langue. Le deuxième fils de Linda, Yorgos, est né à Lesbos. Il a aujourd’hui 13 ans et « est Grec à 200% », selon sa mère. Il devra cependant attendre encore un an avant d’être naturalisé, car le droit du sol ici est conditionné. Neuf ans de scolarité assidue en Grèce sont exigés. « C’est une bonne mesure » commente Linda. Le frère ainé de Yorgos, qui suit des études d’informatique à Kavala, le grand port à l’Est de Thessalonique, est lui déjà Grec. Grec, mais toujours musulman… même si depuis le baptême de son petit frère il n’écarte pas l’éventualité de se convertir à l’orthodoxie. Est-ce justement parce qu’il est musulman qu’il a gardé son prénom albanais ? « Eneriko ? Pas du tout ! répond Linda en riant. C’est à moi seule qu’il doit son prénom. C’est la traduction en albanais de l’espagnol Enrique. Je suis une fan du chanteur Enrique Iglesias… et, en grec, il n’y a pas d’équivalent. » L’été, Linda est aux fourneaux du restaurant Alfresco que Pavlos, le patrondu Kati Allo [3], la principale taverne d’Antissa, a ouvert sur la plage de Gavathas il y a trois saisons. En septembre, elle remonte au village et reprend, aux côtés de sa belle-sœur et de la femme du patron, son rôle de caryatide du Kati Allo. Une caryatide aux yeux immenses dont le fin visage, sous le casque noir des cheveux portés courts, fait immanquablement penser à Sophia Loren période « La Ciociara ».
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Âgée de 45 ans, Eleonora est un petit bout de femme tout en rondeur. Rien d’aigu en elle, si ce n’est sa voix que l’on entend de l’Hadès à l’Olympe quand elle plaisante avec les vieillards qui sirotent leur café grec sur la place. Employée à la boulangerie d’Antissa, Eleonora commence très tôt sa journée de travail qu’elle poursuit l’après-midi en faisant des ménages. L’été, quand les Antisséens d’Athènes, de Toronto, de Sydney et du Queens sont de retour et que la population du village fait plus que tripler, elle fait l’extra au Kati Allo. Alors, pendant deux mois, elle ne dort que deux à trois heures par nuit. C’est que deux de ses enfants sont encore scolarisés et que les études coûtent cher, surtout quand elles ne se mènent pas à Lesbos. « Heureusement, Elena, mon ainée, a fini son mastère de droit et vient d’être embauchée par un cabinet juridique ! » Missir, le mari d’Eleonora – le seul Albanais du village à ne pas avoir opté pour un prénom grec (par fidélité à sa famille et non par conviction religieuse) – exerce lui aussi trois activités professionnelles : maçon dans une petite entreprise locale, ouvrier sur le chantier de la future quatre-voies et éleveur de moutons. « Même quand les enfants étaient petits, il fallait qu’on ait plusieurs emplois pour payer l’école » dit Eleonora qui pointe du doigt les frontistiria (cours particuliers incontournables en Grèce si l’on veut réussir du CP au bac). « Avant qu’Elena n’entre à l’université, on en a eu jusqu’à 1000€ par mois pour tous les trois, alors quand j’entends les journalistes de Sky [4] pleurnicher sur les lathrométanastés [5] à qui on octroie 450€ mensuels pour se tourner les pouces à Mavrovouni [6]… » Eleonora ne termine pas sa phrase, elle déteste se plaindre et préfère évoquer ses participations à la grande manifestation du 22 janvier 2020 sur le port de Mytilène et aux “Trois Glorieuses” de Lesbos qui, les 25, 26 et 27 février de la même année, ont vu les habitants de l’île affronter les MAT [7] en criant « Ochi ! » (non !) à l’installation d’un nouveau camp pour migrants à Karava. « J’ai vu notre maire se faire frapper par un robocop, dit-elle… Je l’aime bien Véros. En revanche, Kitélis, c’est un vlachos [8] celui-là ! Même si j’ai apprécié qu’il ait boudé le Pape l’autre jour [9]. Lui non plus, je ne l’aime pas, le Frangkiskos. » « D’ailleurs, de quel droit il vient nous faire la leçon ? intervient Linda. En quoi ça le regarde ? »
Remontées contre le Pape François
« S’il y avait eu une manif pour protester contre sa venue, j’y serais allée, ponctue Eleonora. De toute façon, il n’y avait personne pour l’accueillir à part une poignée de migrants. De l’aéroport à Kara Tépé, il n’y avait pas un chat sur sa route. Kanéna ! [10] »
Si Linda se sent totalement grecque, tout en sachant qu’elle a peu de chances d’accéder un jour à cette nationalité, tant les questions de l’examen (maîtrise de l’écrit, connaissances historiques, etc.) sont pointues, Eleonora confesse « Ma patrie, c’est l’Albanie, même si j’aime beaucoup la Grèce. Ce que j’aime surtout ici, c’est la religion. » Elle, qui se dit agnostique, adore ces fêtes – tout particulièrement celle de Pâques – où la fonction de ciment social de l’orthodoxie est si perceptible. Alors, retourner définitivement en Albanie ? « Je ne crois pas, dit Eleonora, et pourtant j’y ai toujours mes parents. » La réponse de Linda est plus franche encore : « Ah ! sûrement pas ! Même pour les vacances. »
[1] Sur les 4,5 millions d’Albanais, un tiers vit actuellement à l’étranger, principalement en Grèce et en Italie.
[2] Taverne qui ne sert que des mézés.
[3] Kati Allo signifie « Quelque chose en plus ».
[4] Télévision privée grecque.
[5] Les migrants illégaux, les clandestins.
[6] Camp qui a remplacé celui de Moria incendié par des migrants en septembre 2020. Ce camp est situé sur un ancien terrain militaire dans le quartier de Kara Tépé.
[7] CRS grecs.
[8] Efstratios Kitélis, maire de Mytilène, la capitale de Lesbos. Vlachos signifie à peu près « plouc ».
[9] Lors de la visite éclair du pape François à Lesbos le 5 décembre, seuls les représentants de l’État grec avaient fait le déplacement pour l’accueillir.
[10] Personne !
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