Au plus près de Rimbaud, Alain Vircondelet accompagne les derniers pas de l’homme aux semelles de vent, alors que le poète s’en revient mourant de Aden…
Il est des livres d’ensorcellement, on les ouvre et l’on est pris, on se laisse entraîner dans leur vacarme et l’on suit leur éblouissant progrès. Nous consentons à être leur « captif amoureux ».
Rimbaud: dernier voyage, d’Alain Vircondelet[tooltips content= »Éditions Écriture »](1)[/tooltips] remplit superbement les conditions fixées par Charles Baudelaire pour que naisse et dure une entreprise littéraire: « De la langue et de l’écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire. » (Fusées, XI)
Le sujet Rimbaud se prête à toutes les manipulations. L’adolescent rêveur – d’une beauté foudroyante, il est vrai, et l’air têtu des voyous supérieurs – qui égrenait des rimes a la gueule de l’emploi: il fait une icône parfaite pour les niaiseries murales du street artiste JR, et pour les fabricants de T-shirts. Alain Vircondelet, écrivain confirmé, styliste impeccable, ne courait certes pas ce risque. Il faut entendre ce texte, le lire à haute voix ; c’est Rimbaud qui halète, c’est Arthur qui geint mais, quand il s’interrompt, subclaquant, c’est Alain qui prend le relais, défie son vertige et soutient sans faiblir le train de sa mélancolie.
Au plus près d’Arthur
Le 20 mai 1891, un homme assez grand, maigre, remarquable par son regard d’un bleu intense cerné d’ombre, est admis à l’hôpital de la Conception. Il aura bientôt 37 ans si l’on en croit son état civil, mais toute sa personne paraît épuisée. Il subit le martyre d’une tumeur du genou très évoluée[tooltips content= »« … Je suis réduit à l’état de squelette par cette maladie de ma jambe gauche -il se trompe, c’est la jambe droite- qui est devenue à présent énorme et ressemble à une énorme citrouille. » (Cette lettre à sa mère et à sa sœur, de Marseille, datée du 23 mai 1891, a été adjugée 175 000 euros par l’étude Binoche & Giquello le 9 octobre 2018. »](2)[/tooltips]. Ce patient vient d’arriver d’Aden ; il se trouvait, quelques heures auparavant, à bord de la goélette à vapeur L’Amazone, affrétée par la compagnie des Messageries maritimes. En Abyssinie, où il exerçait la profession de commerçant, il jouit d’une bonne réputation. Avant la maladie, c’était un homme robuste, capable de mener une caravane sur des pistes de cailloux, d’affronter les grandes déconvenues.
Il est amputé le 27. Le geste chirurgical a été large[tooltips content= »« Aujourd’hui j’ai essayé de marcher avec des béquilles, mais je n’ai pu faire que quelques pas. Ma jambe est coupée très haut, et il m’est difficile de garder l’équilibre. » (Ibid.) »](3)[/tooltips].
Arthur Rimbaud, le piéton du monde, est désormais un estropié à l’équilibre précaire. Son cancer osseux généralisé ne lui laissera pas le temps de devenir l’homme aux béquilles de vent…[tooltips content= »Du vivant de Rimbaud, on disait qu’il était « L’Homme aux semelles de vent » (l’expression serait de Verlaine). »](4)[/tooltips]
Avant d’embarquer, il avait parcouru 300 kilomètres d’une contrée désertique, dans des conditions d’épouvante[tooltips content= » Il est accompagné par son fidèle et très estimé serviteur, Djami Wadaï »](5)[/tooltips], afin d’atteindre le port de Zeilah, puis de gagner par bateau Aden, pour une consultation médicale. On lui a diagnostiqué « une synovite arrivée à un point très dangereux » qu’on ne peut opérer qu’en France. La traversée ne lui sera que souffrance et désespoir.
C’est à ce moment précis que Vircondelet, passager clandestin de L’Amazone, s’approche de la civière de Rimbaud pour ne plus le quitter. Penché sur lui, recueillant ses râles, ses confidences et ses délires considérables que suscitent à la fois son génie et la drogue, il accompagne ce frère qu’il s’est donné depuis toujours, auquel il tiendra la main et le souffle jusqu’au terme. Il se place ainsi au plus près d’Arthur, qui achève son itinéraire humain, semé de sarcasmes et de chagrins : le 10 novembre 1891, il connaîtra enfin sa mort et sa résurrection poétique.
Le roi Arthur
Sa dernière saison, proprement infernale, commence sur ce trois-mâts élégant, qui « troue l’océan de sa coque d’acier, le fend comme une pièce de soie bleue. […] Pour faire ses besoins, il réclame un bassin, un pistolet, alors il se roule sur le côté. Il a une technique très éprouvée, c’est fou comme ces choses‐là s’apprennent facilement, deviennent coutumières. Il […] fiche son sexe dans le goulot de verre du pistolet et pisse, pisse. L’urine gicle doucement sur les parois, chauffe le ballon de verre. C’est un moment heureux, libérateur. Il ne lit pas, il écrit, fait et refait ses comptes, gère ses 37 000 francs acquis de si haute lutte. » (Vircondelet, p. 26)
Il fut, autrefois, un prince dédaigneux, mais aujourd’hui ? « C’est moi, le roi nègre, le roi des caravanes, qui veut ma camelote ? Mes perles de verre, mes pièces de madras, mes belles peaux de panthère, ces cornes d’ivoire et ces fusils ? Tout cet or ? Rimb’, roi de l’Afrique lointaine, roi des Bédouins, et des tribus inaccessibles, roi de rien, qui m’en vais revoir ma mère au lieu‐dit de Roche, dans les Ardennes profondes, où givrent trop souvent les champs ! Rimbaud glousse sous le ciel de lin blanc. Il faudrait qu’ils le voient, oui, les symbolistes confinés dans leurs cabinets de bois de rose, au milieu de leurs chinoiseries et de leurs collections de papillons, et les décadents, qui se gargarisent, dit‐on des Illuminations ! Qu’il vienne, Gavoty, le directeur de La France moderne, qui lui a envoyé par le consulat de France d’Aden cette lettre enfin parvenue au Harar, et qui lui demande de collaborer à sa revue. Et il verrait le pauvre roi d’Abyssinie, Rimbaud en personne, la jambe gauche scellée dans son bandage, et les traces des coups de couteau dans tout son corps, rien qu’au visage qui se crispe et devient bleu. Mais voilà où l’avaient conduit le goût des rinçures, ces vers de rien du tout, cette littérature de cris et d’anathèmes : Absurde, ridicule, dégoûtant ! » (p. 33)
Quel homme allait disparaître tandis qu’il agonisait ? Un cavalier qui lui ressemblait, lancé dans une ultime course au milieu d’un paysage idéal, les joues caressées par une brise sèche et tendre ? Le fils et le frère des deux femmes de sa vie ? Son avant-dernier soupir serait pour elles. Le génial poète de 17 ans ? La petite brute qui vitupérait l’ordre et la dignité, et proférait des jurons hypercritiques, le chamelier soupçonneux qui portait en permanence une lourde ceinture contenant toute sa fortune, le géographe, l’ingénieur, l’explorateur des contrées compliquées et lointaines ? Alain Vircondelet les convoque tous dans la chambre du supplicié en stade terminal.
Il avait tant souffert, Arthur ! Il eut encore un soupir, le dernier : fût-il de soulagement ?
Rimbaud: dernier voyage, Alain Vircondelet, Ecriture, 2021.
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